La galerie nationale d’art contemporain à Tirana a organisé une exposition des œuvres de l’artiste Dalip Kryeziu. J’ai eu l’honneur de prononcer le discours d’ouverture de l’exposition et à cette occasion j’ai vécu deux journées plus que remplies de toutes sortes d’impressions dans une ville en pleine mutation.
Qu’est-ce qu’on sait de l’Albanie ? On sait que c’était un pays sous régime communiste jusqu’en 1990. On sait aussi que ce pays réunit toutes sortes de contrastes géographiques : Des montagnes et une mer bleu-azur, de petits villages de caractère agricole et la capitale Tirana qui est un véritable creuset de différentes religions : Depuis que la liberté du culte existe de nouveau, les orthodoxes, les chrétiens et les musulmans cohabitent sans aucun problème dans un périmètre minuscule. L’Albanie a joué définitivement la carte de l’ouverture pendant toutes ces dernières années pour essayer de rattraper son retard économique le plus rapidement possible. Mais ceci n’est connu que par tous ceux, qui s’engagent dans le pays, comme par exemple la banque autrichienne « Raiffeisenbank ». Cet établissement bancaire a développé une activité intense dans ce pays et son logo est omniprésent sur des immeubles flambant neufs à Tirana. On saura dans quelques mois, s’il y aura retour sur investissement, car la crise financière sévit également dans le monde de la finance en Albanie. Mais à Tirana on ne se rend compte de rien : Une activité débordante règne partout. Non seulement dans les magasins, mais aussi à ciel ouvert. En ville, dans le quartier à la mode, les magasins chics représentant des marques connues se bousculent. Swarovski par exemple ou alors Benetton ou Pierre Cardin. Non loin de là, une scène fondamentalement différente : Des femmes assises par terre en train de crocheter des napperons, un couple qui propose du thé sur une table de camping, un homme assis sur un tabouret qui a improvisé un point de cuisson pour pouvoir faire griller et vendre ses châtaignes. Les « TPE » (toutes petites entreprises) réduites à une seule personne – homme ou femme – sont omniprésentes. Ce qui s’entrechoque économiquement, c’est-à-dire le capitalisme qui a mis le turbo et ce qui subsiste de l’époque communiste, trouve aussi son reflet dans l’image urbaine.
Un petit tour derrière la Galeria Kombetare et Arteve, la galerie nationale d’art contemporain, illustre une phrase du directeur du musée, Rubens Shima. « Nos artistes n’ont pas besoin de faire des « ready mades » – nous en sommes littéralement cernés ! »
Effectivement, dans l’arrière-cour du temple muséal, cette citation pourrait être immortalisée sur une photo : A gauche sur l’image : des statues monumentales de Lénine et de Staline à qui on a coupé les bras. Un peu plus à droite, une église catholique, construite il y a peu de temps. Sur son toit se trouve un Christ blanc, semblable à celui de Rio de Janeiro qui regarde en direction d’un immeuble d’habitation tout aussi récent. L’immeuble est en quelque sorte « couronné » par une écriture lumineuse d’un mètre de haut, aussi impressionnante le jour que la nuit : « Raiffeisenbank ».
Ne serait-ce que cette courte description montre parfaitement bien ce qui se passe actuellement en Albanie. Je ne connais pas de pays où règne une plus grande diversité, aussi bien dans le domaine religieux que dans celui de l’idéologie ou de l’économie. Avec cette nouvelle donne et riche d’une liberté toute neuve, aussi petite soit-elle, la population essaie d’attraper son propre petit bout de bonheur. Dans beaucoup de restaurants toute la famille travaille : La mère dans la cuisine, les filles dans la salle et le père s’occupe de la logistique, des finances et des bricolages de tous genres pour réparer ce qui a besoin de l’être.
Mais il y a également les nouveaux riches issus de cette nouvelle économie qui ont tant d’argent qu’ils se font mécènes et s’achètent leur propre musée. C’est le cas de la famille Mezuraj. Elle possède l’unique musée de ce style qui se trouve au 5e étage d’un immeuble tout neuf. Quelques pièces archéologiques, les postimpressionnistes du 20e siècle et quelques peintres contemporains qui font partie du symbolisme métaphorique ou qui s’adonnent simplement à la peinture des nus féminins – voilà ce que le musée a pu réunir jusqu’à maintenant. Il semblerait que le principe du renouveau soit valable pour l’art aussi – et ce n’est pas étonnant. Ce pays qui a été totalement isolé du monde occidental et tout spécialement de la culture de celui-ci jusqu’en 1990, essaie de rattraper en accéléré ce qu’il a manqué au cours du 20e siècle. J’aimerais encore une fois citer le directeur du musée Rubens Shima : « L’art moderne n’a pas encore fait son entrée en Albanie. Ce que l’on entend ici par l’art moderne ce sont des paysages cubiques. »
Quelques artistes albanais qui ont réussi en Europe centrale sont en quelque sorte un contre-exemple. Mais tous ceux qui sont restés et qui travaillent dans le pays doivent faire face à une situation économique très difficile. Le goût du public, marqué par des décennies de réalisme communiste ne peut pas changer du jour au lendemain et être convaincu par l’évolution qu’a apportée la deuxième partie du 20e siècle. C’est une évidence quand on regarde les murs des différents restaurants et bistrots et aussi ceux de mon hôtel qui sont couverts par des centaines de peintures à l’huile et de dessins. Le hall d’entrée, l’escalier et le petit bar – partout il y a des tableaux. L’Albanie aime ses peintres – elle a besoin de temps pour s’habituer à d’autres formes d’expression.
Ziso Kamberaj, tout en étant peintre, était pourtant le mal aimé dans le pays pendant longtemps. Son travail de fin d’études à l’académie lui a valu des remontrances : Un jeune homme au regard mélancolique assis sur une chaise invisible – une telle œuvre n’était pas conforme aux principes du parti. Le professeur de Kamberaj a avancé les arguments suivants : « Il n’y personne qui soit assis dans l’air. Et il n’y a surtout pas de jeunes albanais tristes. La chance a souri à Kamberaj après la chute du communisme : « Quand j’avais terminé l’académie, j’étais ‘persona non grata’ » explique-t-il sans amertume, mais tout en étant conscient que c’est une chance extraordinaire de naître dans un pays démocratique. Et que c’est la faute à pas de chance quand ce n’est pas le cas.
Mais les artistes ne semblent pas du tout fatalistes. Ils ont surtout soif d’apprendre, ils sont ouverts et toujours prêts à échanger.
A l’ouverture de l’exposition de Dalip Kryeziu, visible dans la Galeria Kombetare e Arteve du 20 novembre au 19 décembre 2009, j’ai été témoin d’une culture de la discussion et de l’échange très rares. Dalip Kryeziu est autrichien, d’origine kosovare. Il s’est réfugié avec sa famille en Albanie après la guerre. Entouré par ses collègues albanais il se déplace avec le petit groupe de toile en toile tout en discutant vivement. Je n’ai pas le souvenir d’avoir été témoin d’un échange d’une telle intensité à l’occasion de l’ouverture d’une exposition quelconque dans la scène culturelle saturée d’Europe centrale.
« Je suis très honoré et je suis ravi du jugement de ces artistes. C’est très important pour moi » m’explique Dalip au cours du dîner dans un restaurant chic. En l’honneur de l’artiste et de ses amis, on sert tout ce que la cuisine albanaise a à offrir, des spécialités albanaises, fraîchement cuisinées.
Avec cette exposition, Tirana montre son visage contemporain. Les œuvres de Dalip, qui se sont nourries des différents courants de la peinture de la fin du 20e siècle et qui ont pourtant leur propre caractéristique artistique, parlent d’un autre monde artistique que celui de Tirana. Elles annoncent un monde dans lequel de grands formats sont vendables, dans lequel il n’y a pas à composer avec des contraintes d’ordre politique, elles parlent d’un monde où le marché de l’art est florissant – malgré la crise.
L’exposition de Dalip Kryeziu est comprise comme un signe. C’est une prise de position de l’artiste qui souhaite témoigner du lien qu’il entretient avec le pays. Mais c’est aussi une façon de faire connaître des positions artistiques personnelles qui se sont développées en dehors du pays.
En présence de deux chaines de télévision et de quelques représentants de la presse écrite, Illy Drishti, le curateur de l’exposition souligne dans sa conférence de presse que les œuvres de Dalip, tout en étant chargées d’un vécu personnel, peuvent être comprises comme des métaphores universelles. Ce sont des peintures qui permettent à chacun d’y trouver une signification qui lui est propre. Ici on entend encore une sorte d’écho qui vient « d’avant » comme quoi l’art doit servir la communauté, ou du moins c’est ce qu’il était censé faire pendant des décennies. L’idée de créer des œuvres qui ne font référence qu’à soi-même ou alors au moins au marché n’a pas encore fait son chemin.
Ce dont je n’ai pas encore parlé, c’est l’amabilité des Albanais. Elle est tout simplement renversante. Où que j’aille, on m’a toujours donné le sentiment d’être la bienvenue. Et je me suis sentie à mon aise dans cet environnement qui ne demande qu’à faire sien ce qui est nouveau et à regarder au-delà des frontières.
Le seul fait qui prouvait que les montres en Albanie n’avancent pas encore tout à fait au même rythme que celles de l’Europe central, était un contrôle de passeport à l’aéroport. Une femme policière psychorigide, sans état d’âme aucun, a causé un embouteillage monstre parmi les passagers et a failli me faire rater mon avion.
Je n’ai pas eu assez de temps pour me faire une idée vraiment précise de la scène artistique. Mais des invitations ont été lancées et des idées de collaboration sont nées.
Albanie – je reviendrai !
Texte traduit de l’Allemand par Andrea Isker
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