Jouer du piano avec un Ă©quipement d’alpiniste

Jouer du piano avec un Ă©quipement d’alpiniste

« IX KLA VIER E », tel Ă©tait le nom de la performance d’environ une demi-heure de Nick Acorne, pour laquelle 3×3 pianos avaient Ă©tĂ© montĂ©s les uns sur les autres dans l’antichambre. Devant eux s’Ă©tendait un Ă©chafaudage qu’Acorne pouvait escalader d’un pas rapide. ÉquipĂ© d’un casque et d’une ceinture Ă  laquelle Ă©taient accrochĂ©s toutes sortes d’ustensiles de cuisine, contre-assurĂ© par une corde, il se balançait non pas de branche en branche, mais de piano en piano, pour jouer de courts passages sur chacun d’eux. Tous donnaient lieu Ă  une composition vraiment Ă©poustouflante, mais d’abord pour le pianiste lui-mĂŞme. Il devait Ă  chaque fois franchir quelques mètres de hauteur, aussi bien vers le haut que vers le bas, ou se faufiler sur les entretoises mĂ©talliques pour atteindre l’instrument suivant. Les pianos eux-mĂŞmes Ă©taient prĂ©parĂ©s et prĂ©sentaient des caractĂ©ristiques sonores diffĂ©rentes.

231006 IX KLA VIER E c ORF musikprotokoll M. Gross 12

« IX Kla vier e »

L’essentiel de toute leçon de piano – la bonne position assise et la bonne position des mains – s’est rĂ©vĂ©lĂ© absurde lors de cette performance. Dans les rĂ©gions les plus Ă©levĂ©es, Acorne a dĂ» se suspendre Ă  la corde ou s’agenouiller devant les pianos, parfois dans la partie la plus basse. Ce qui Ă©tait Ă©tonnant, c’est que malgrĂ© les difficultĂ©s sportives, il en rĂ©sultait une composition improvisĂ©e qui pouvait ĂŞtre entendue mĂŞme sans escalade. Le fait que chaque reprĂ©sentation – il y en avait trois au total – ait Ă©tĂ© diffĂ©rente est Ă©vident au vu du concept. L’artiste, qui avait auparavant suivi un cours d’escalade pour dĂ©butants, a constatĂ© dans une interview avec Daniela Fietzek qu’il ne sous-estimait pas l’effort physique, « mais je sais de moi-mĂŞme que dès qu’il s’agit d’art, je trouve toujours des ressources dans mon corps ».

231006 IX KLA VIER E c ORF musikprotokoll M. Gross 2

« IX Kla vier e » (Foto: ORF musikprotokoll/Martin Gross)

Les chaussettes de couleurs diffĂ©rentes lors de la 2e reprĂ©sentation – l’une Ă©tait jaune, l’autre bleue – ainsi que le bref rappel – suspendu Ă  l’envers dans la corde – en disaient long.

S’il convient d’apprĂ©cier la performance physique et artistique de Nick Acorne, il ne faut pas oublier que ses activitĂ©s sont Ă©galement teintĂ©es d’une grande dose d’humour. Le rire et l’Ă©tonnement Ă©taient tout aussi permis.

Un grand nombre de musiciens pour le musikprotokoll au Steirischer Herbst 23.

Un grand nombre de musiciens pour le musikprotokoll au Steirischer Herbst 23.

231007 RSO Wien c ORF musikprotokoll M. Gross 5

Marin Alsop und das RSO (Foto: ORF musikprotokoll/Martin Gross)

Pour commencer, Sappho / Bioluminescence de Liza Lim Ă©tait au programme. Dans sa composition, elle a voulu « ouvrir un espace de spĂ©culation », ce qui est facile au vu du titre. Lim parle Ă  la fois de l’Ă©crivaine antique, dont nous soupçonnons plus que ce qui nous est parvenu d’elle, mais aussi d’une pieuvre capable de se transformer en un ciel Ă©toilĂ© pour tromper ses ennemis. Un frĂ©missement dans les flĂ»tes, qui se fond dans l’orchestre, marque le dĂ©but. BientĂ´t, on entend une succession harmonieuse dans les voix des vents, qui rappelle fortement la pratique de la musique de film. Les acteurs principaux sont toujours les cors, qui se dĂ©tachent de manière bien audible de l’orchestre.

Ce qui est Ă©galement frappant et caractĂ©ristique, c’est que l’ensemble de l’instrumentarium agit presque en permanence. Des coups de cloches, des violons scintillants et une interruption brutale des harpes – que l’on entendra encore plusieurs fois – se succèdent. Mais c’est Ă  nouveau une mĂ©lodie des vents qui se dĂ©tache du reste de l’action. Après un son orchestral majestueux et des cordes sphĂ©riques, le frĂ©missement que l’on entendait au dĂ©but retentit Ă  nouveau. Les cuivres et les bois ont chacun leur rĂ´le Ă  jouer, et les instruments ne cessent de rĂ©sonner. Mais un petit solo de violon peut Ă©galement se prĂ©senter, soutenu par de petites touches de harpe. La beautĂ© dans laquelle on se laisse volontiers aller est sans cesse interrompue par des sons plus durs et inattendus, comme ceux d’un xylophone, d’un vibraphone ou de harpes. Le fait qu’une sorte d’Ă©tat de suspension soit dĂ©crit Ă  la fin s’intègre bien et logiquement Ă  ce que l’on a entendu auparavant. Une belle Ĺ“uvre qui donne envie d’entendre davantage de la compositrice.

231007 RSO Wien c ORF musikprotokoll M. Gross 9

Karl Heinz Schütz en soliste à la flûte (photo : ORF musikprotokoll/Martin Gross)

Le deuxième point du programme « making of – intimacy » est signĂ© Clemens Gadenstätter et a Ă©tĂ© Ă©crit pour flĂ»te solo et orchestre. Karl-Heinz SchĂĽtz a pris en charge la partie soliste exigeante et a exploitĂ© une large palette sonore de son instrument. L’ensemble de l’orchestre dĂ©bute simultanĂ©ment dans un ductus agitĂ© et rapide. La flĂ»te, qui se fait entendre peu après, est rapidement utilisĂ©e par le grand appareil sonore pour y rĂ©pondre. Ce jeu entre prĂ©texte et rĂ©action se rĂ©pĂ©tera bientĂ´t Ă  l’inverse, après un interlude sauvage sans flĂ»te.

Autant le dĂ©but Ă©tait intense, autant un solo de flĂ»te s’installe peu après de manière mĂ©lancolique, dont la plainte est Ă  nouveau reprise par l’ensemble de l’instrumentarium. L’atmosphère de ce qui Ă©tait encore une tristesse se transforme en une rĂ©volte. Des coups et des cuivres bruyants, un rugissement et des tambours puissants marquent cette partie. Comme prĂ©cĂ©demment, l’action change complètement et, sur des chuchotements, la flĂ»te douce reste longtemps sur une note. Ce long passage calme est Ă©galement marquĂ© par un solo dĂ©licat, que le flĂ»tiste accompagne Ă©galement vocalement pendant qu’il joue. Pendant ce temps, l’orchestre agit comme un animal endormi, rĂ©agissant Ă  la dynamique d’une intervention de SchĂĽtz en anche battante et Ă  ses courses. La densification sonore qui s’ensuit, avec un engagement complet de l’orchestre, se transforme en un Ă©tat de rugissement bouleversant, comme celui d’un animal blessĂ© par la chasse. C’est maintenant Ă  la flĂ»te de prendre le relais de l’orchestre dans ses montĂ©es et descentes, puis de lui laisser Ă  nouveau la scène. Des cloches, des cymbales, des cuivres rugissants, des coups violents et des battements marquent ce passage violent, qui est Ă  nouveau suivi d’un long passage silencieux avec des souffles vocaux. Comme prĂ©cĂ©demment, l’action s’enflamme Ă  nouveau pour se calmer rapidement. On entend Ă  prĂ©sent des voix, des cuivres sombres et une flĂ»te vacillante – jusqu’Ă  ce que tout se transforme en un long passage calme qui se dissipe lentement. C’est un flux et un reflux, une plainte et un rugissement Ă©motionnels tout autant qu’un recueillement mĂ©lancolique, transformĂ© en langage musical de Gadenstätter. Dans cette Ĺ“uvre, les Ă©motions audibles occupent la première place. Des Ă©motions que le public peut interprĂ©ter de manière similaire, mais pas identique, et qui laissent Ă  chacun et chacune une marge d’interprĂ©tation suffisante.

strange bird – no longer navigating by a star » de Clara Iannotta, dĂ©crit Ă©galement des Ă©tats Ă©motionnels dans lesquels est intĂ©grĂ©e la mĂ©taphore d’un oiseau Ă©trange, battant des ailes, « dont le tournoiement sans but est la source des cris qui rĂ©sonnent sur une place vide » – selon la compositrice. Son matĂ©riel sonore n’est pas toujours dĂ©finissable avec prĂ©cision, une guitare Ă©lectrique est souvent utilisĂ©e comme instrument rythmique, des archets de violon effleurent des cymbales, des bourdonnements de cuivres profonds marquent une impression gĂ©nĂ©rale lugubre. On entend rĂ©gulièrement des gazouillis excitĂ©s et des Ă©tats dans lesquels on a l’impression que le temps s’est arrĂŞtĂ©. La commande de composition 2023 d’Emil Breisach s’achève sur des cris d’oiseaux et laisse l’impression d’avoir brièvement contemplĂ© un abĂ®me psychique Ă  l’aide de la musique.

La sĂ©rie de concerts s’est terminĂ©e par « Scorching Scherzo », un concerto pour piano de Bernhard Gander. L’Ĺ“uvre est typiquement « Gander » : Intense, pulsant, fouettant, furieux. Et il laisse le piano dans son Ă©tat d’origine, sans prĂ©paration ni possibilitĂ©s d’extension rythmique. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas nĂ©cessaires, tant la partie qui lui est dĂ©volue est en grande partie furieuse.

Jonas Ahonen a besoin de force et d’endurance pour opposer Ă  l’orchestre les successions rapides d’accords de manière Ă  ce qu’ils s’arrĂŞtent Ă  la pointe du son et ne soient pas Ă©touffĂ©s par les instruments. Un rythme jazzy fouettant, accompagnĂ© de timbales et de basses au dĂ©but, ainsi que des courses ascendantes et rĂ©pĂ©titives qui se terminent par des accords de basse, accrochent immĂ©diatement l’oreille. La sauvagerie, qui a dĂ©jĂ  montrĂ© son visage au dĂ©but, revient sans cesse et ne se dĂ©sagrège Ă  un moment donnĂ© que dans la partie solo du piano. Celui-ci reprend les courses ascendantes des vents que l’on entendait au dĂ©but, jusqu’Ă  ce que l’orchestre revienne en force.

Un nouveau solo avec de brèves poussĂ©es laisse apparaĂ®tre une structure harmonique du 19e siècle, Ă  nouveau interrompue par de brèves poussĂ©es, mais avec une mĂ©lodie intercalĂ©e. Les cordes s’y ajoutent de biais, avec un timbre nĂ©anmoins suave, et connaissent avec les violoncelles et les timbales endiablĂ©es un nouveau dĂ©part vers une partie furieuse. Un rythme endiablĂ©, prĂ©cipitĂ© et essoufflĂ© s’empare de l’orchestre et s’abat sur le piano, qui n’est plus guère audible. L’action se dĂ©roule dans une partie marquĂ©e par les basses, les cuivres profonds et les bois, qui constituerait Ă  elle seule une Ĺ“uvre impressionnante. Vers la fin de la composition, des successions d’accords sauvages avec des courses identiques, soutenues Ă  nouveau par l’ensemble de l’orchestre, constituent un autre point culminant qui se termine abruptement et dĂ©bouche sur une partie variĂ©e et tendre portĂ©e par le piano et les violons. Ce ne sont plus des spirales ascendantes, mais des spirales descendantes dans un ton majeur clair qui apportent une nouvelle couleur Ă  l’action. L’idĂ©e de faire rĂ©sonner Ă  nouveau dans le final les courses que l’on entendait au dĂ©but dans la basse du piano, mais cette fois dans l’aigu, constitue une magnifique parenthèse sur laquelle se termine le concert.

C’est la combinaison de la sauvagerie entraĂ®nante de la partie de piano techniquement exigeante et des citations de la littĂ©rature romantique pour piano qui a extrĂŞmement enthousiasmĂ© le public. A quatre reprises, il a fait revenir Gander, Alsop et Ahonen sur scène pour les acclamer. Un fait qui constitue une exception absolue dans les reprĂ©sentations de musique contemporaine.

Avec cette soirĂ©e, le protocole musical a offert une opulence sonore qui a Ă©galement dĂ©montrĂ© que les compositions pour grand orchestre n’ont rien perdu de leur fascination. Pour le plus grand plaisir de l’auditoire.

Le son de la nature dans la salle de concert

Le son de la nature dans la salle de concert

Le protocole musical a prĂ©sentĂ© au public de Steirischer Herbst un programme tellement dense par soirĂ©e que de nombreuses personnes ont quittĂ© le lieu de reprĂ©sentation Ă  peu près Ă  la mi-temps. Cela est peut-ĂŞtre moins dĂ» Ă  un manque d’intĂ©rĂŞt qu’Ă  un trop-plein de choses entendues et vues. A cela s’ajoute le fait que la salle List, dans laquelle se sont dĂ©roulĂ©es trois soirĂ©es consĂ©cutives, n’est desservie par le tramway en direction du centre-ville que jusqu’Ă  23h15. Malheureusement, de nombreux spectateurs n’ont pas eu l’occasion d’Ă©couter ce qui aurait pu ĂŞtre entendu. Comme ce soir-lĂ  l' »Aria » de Beat Furrer, Ă  la reprĂ©sentation duquel nous n’avons pas pu assister.

La soirĂ©e a Ă©tĂ© brillamment ouverte par le « Piano Concerto » de Kristine Tjøgersen. Au piano, Ellen Ugelvik, n’a pas fait rĂ©sonner le piano Ă  partir des touches. Au contraire, au fur et Ă  mesure que l’orchestre jouait, elle a intĂ©grĂ© dans la caisse de rĂ©sonance une forĂŞt de petits arbres, comme on en voit dans les dĂ©cors des trains miniatures. La compositrice est fascinĂ©e par la communication des arbres, qui se dĂ©roule de manière invisible sous terre, et a ainsi trouvĂ© une transposition adĂ©quate de la visualisation. Outre les sons, ce sont surtout des bruits, comme des crĂ©pitements et des crĂ©pitements, mais aussi des bruissements, des bruits de vent ou le bourdonnement des abeilles, que l’on pouvait entendre Ă  cĂ´tĂ© de lignes de basse rĂ©pĂ©titives et descendantes, mais aussi de petits fragments de mĂ©lodies. Une fois la construction de la forĂŞt artificielle terminĂ©e, la performeuse s’est occupĂ©e d’un enregistrement vidĂ©o en direct qui a Ă©tĂ© projetĂ© sur le grand Ă©cran derrière l’orchestre. La tâche que la compositrice s’Ă©tait fixĂ©e pour ce concert, Ă  savoir donner une voix Ă  la nature dans la salle de concert, a Ă©tĂ© effectivement rĂ©alisĂ©e par elle de manière audible et visible dans ce setting.

Madli Marje Gildemann s’intĂ©resse aux oiseaux nocturnes et a essayĂ© de se mettre Ă  la place de ces animaux en les observant. Dans sa composition « Nocturnal Migrants », elle produit un son flottant qui s’enfle et se dĂ©gonfle et se rĂ©pète dans une exĂ©cution similaire, mais pas identique. Un gazouillement affolĂ© trahit un malheur Ă  un moment de la composition, tout comme une partie de couleur très sombre qui apparaĂ®t dans la basse du piano après les sons de peur des oiseaux. Le ton gĂ©nĂ©ral est dominĂ© par une excitation, une tension permanente qui ne s’apaise que lorsque la musique s’Ă©teint Ă  la fin de la composition. Son travail porte sur la force d’attraction de la lumière exercĂ©e sur les oiseaux, qui peut finalement avoir des consĂ©quences fatales. Mais elle dĂ©crit elle-mĂŞme ce phĂ©nomène « comme une mĂ©taphore des comportements impulsifs et compulsifs des gens… qui ont peu d’idĂ©e des motifs qui les animent ».

« if left to soar on winds wings » de Karen Power a Ă©tĂ© crĂ©Ă©, outre la partie live du Klangforum, Ă  partir de sons enregistrĂ©s que la compositrice a collectĂ©s tout autour du globe. Elle se rend de prĂ©fĂ©rence dans des endroits oĂą il y a peu de monde, mais constate Ă  chaque fois qu’il n’y a plus d’endroits dans le monde oĂą l’homme n’est pas dĂ©jĂ  passĂ© et n’a pas laissĂ© de traces. Ce que l’on entend partout comme une constante, c’est le vent – mĂŞme si c’est sous diffĂ©rentes formes. C’est d’ailleurs ce phĂ©nomène naturel que l’on entend dès le dĂ©but de leur composition. Des bruits de stridulation et des chants d’oiseaux apparaissent Ă©galement dans son Ĺ“uvre, mais l’Ă©lĂ©ment dĂ©terminant reste le vent, auquel on peut mĂŞme attribuer la fonction de basse continue. « Comme beaucoup de mes Ĺ“uvres, « …if left to soar on winds wings… » invite chaque performeur et spectateur Ă  Ă©couter tous les sons simplement comme une musique que nous n’avons jamais entendue auparavant. Je nous demande Ă  tous d’ouvrir nos oreilles et de nous reconnecter Ă  notre environnement, comme quelque chose qui nous unit plutĂ´t que de nous diviser, et de reconsidĂ©rer notre pouvoir et notre influence sur tout ce qui nous entoure ». – dĂ©clare Karen Power dans sa dĂ©claration, que l’on peut lire dans le programme.

La reprĂ©sentation d' »Exercises in Estrangement II – L’animal que donc je suis » de Sandeep Bhagwati a fait preuve d’originalitĂ©.

231006 Klangforum Wien c ORF musikprotokoll M. Gross 26

« Exercises in Estrangement II – L’animal que donc je suis » (photo : ORF musikprotokoll/Martin Gross)

L’ensemble a ainsi pu se dĂ©placer sur scène de manière chorĂ©graphique et s’est retrouvĂ© dans des constellations toujours nouvelles. AgenouillĂ©s au dĂ©but, puis marchant ou tournant autour de leur propre axe, les musiciens ont offert dans leur action non seulement une nourriture pour l’oreille, mais aussi pour les yeux. Le point de dĂ©part de l’Ĺ“uvre Ă©tait un livre de Jacques Derrida, dans lequel il explore les liens Ă©troits entre l’animal et l’homme. Les musiciens se sont glissĂ©s Ă  plusieurs reprises dans le rĂ´le de diffĂ©rents animaux et ont communiquĂ© entre eux en permanence. AssociĂ©s Ă  des voix enregistrĂ©es, dont le texte est parfois volontairement incomprĂ©hensible, il en rĂ©sulte un rĂ©seau animal, humain et auditif dont les diffĂ©rentes composantes ne constituent plus un centre de gravitĂ©. Des chants d’oiseaux, des rugissements d’Ă©lĂ©phants ou des grĂ©sillements de cigales, c’est tout cela que l’on a pu entendre grâce Ă  la mise en Ĺ“uvre d’instruments individuels mais aussi Ă  l’utilisation active de la voix.

231006 Schallfeld Ensemble c ORF musikprotokoll M. Gross 7 1

Schallfeld Ensemble (Foto: ORF musikprotokoll/Martin Gross)

En deuxième partie de soirĂ©e, l’ensemble Schallfeld a interprĂ©tĂ© « My fake plastic love » de Sehyung Kim, Dune de Carlo Elia Praderio et Katharina Klements « Monde II ». Cette dernière Ĺ“uvre a connu une sorte de « pratique d’exĂ©cution historique » avec deux machines de mĂ©lange remises en Ă©tat, puisque ces deux machines avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© utilisĂ©es dans un travail antĂ©rieur de Klement.

En raison de grandes similitudes, ou plutôt de grandes parentés dans certaines parties des compositions, on peut qualifier la programmation de cette suite de concerts de très cohérente en soi. Toutes étaient caractérisées par des concentrations de sons récurrentes ainsi que par une diminution opposée. Sehyung Kim travaille avec les timbres les plus divers des instruments et, vers la fin, avec des intervalles de plus en plus étroits. La composition de Praderio est minimaliste, contemplative et sombre dans son ensemble. Klement utilise des sons de cloches fréquents qui contrastent avec les bruits des machines de mixage. Des inserts électroniques élargissent son univers sonore, qui se caractérise également par des passages récurrents.

Une soirĂ©e de concert remplie jusqu’Ă  la corde, qui a offert de la nouveautĂ©, mais aussi la possibilitĂ© de faire des comparaisons entre certaines compositions.

Le son spatial dans le « Dom im Berg »

Le son spatial dans le « Dom im Berg »

Le programme – quatre morceaux plus trois autres provenant de candidatures pour la Student 3D Audio Competion – a montrĂ© de manière exemplaire ce qui a Ă©galement Ă©tĂ© demandĂ© au public les soirs suivants : PersĂ©vĂ©rance. De 19 heures Ă  22h30, avec de courtes pauses, les expĂ©riences sonores proposĂ©es ont attirĂ© un public international.

Le coup d’envoi a Ă©tĂ© donnĂ© par « Organa Quadrupla » de Heinali qui, avec son synthĂ©tiseur modulaire, a utilisĂ© les possibilitĂ©s sonores grandioses de l’installation Ambisonics du DĂ´me dans la montagne. FascinĂ© par les structures polyphoniques telles qu’elles Ă©taient utilisĂ©es Ă  la Renaissance, il a mis en place sa composition de manière similaire. Il a produit le son de vieilles orgues, de flĂ»tes alto ou d’une cornemuse et a accompagnĂ© les lignes mĂ©lodiques courantes d’une sorte de basse continue. Après une intro, encore entièrement liĂ©e Ă  un dĂ©cor sonore historique, il devient audible que ce sont des sons Ă©lectroniques qui sont produits ici. L’augmentation du nombre de voix va jusqu’Ă  crĂ©er un son de cathĂ©drale, dans lequel un flux et reflux de sons est caractĂ©ristique. Dans la dernière partie de l’Ĺ“uvre, un rythme est habilement dĂ©posĂ© dans la basse, qui se perd vers la fin. Une entrĂ©e en matière du festival rĂ©ussie sur le plan sonore, qui ne rompt pas trop avec nos habitudes d’Ă©coute et qui a donc Ă©tĂ© très apprĂ©ciĂ©e du public.

231005 Organa Quadrupla c ORF musikprotokoll M. Gross 5

« Organa Quadrupla » – Dom im Berg (Foto: ORF musikprotokoll/Martin Gross)

Le contraste Ă©tait saisissant avec l’Ĺ“uvre collective « forest Floodlights » de la Croate Manja Ristić, ainsi que Abby Lee Tee et Franziska Thurner, toutes deux autrichiennes. Elles ont reçu une commande de composition dans le cadre d’une rĂ©sidence d’artiste SHAPE+ et ont explorĂ© pour cela le son d’une rĂ©gion isolĂ©e du MĂĽhlviertel. SHAPE+ est la plateforme pour de nouveaux projets passionnants dans le domaine de la musique et de l’art audiovisuel du rĂ©seau de festivals ICAS, crĂ©Ă© en 2014 par musikprotokoll en collaboration avec quinze autres festivals. https://shapeplatform.eu/ Elle est soutenue par le programme « Creative Europe » de l’Union europĂ©enne. L’une des bases Ă  partir desquelles le trio travaillait Ă©tait le Garage Drushba, autrefois crĂ©Ă© par Karl Katzinger. Jusqu’Ă  sa mort en 2021, c’Ă©tait un lieu de rencontre pour des Ă©vĂ©nements culturels insolites dans le nowhere. Depuis ce lieu, ils ont explorĂ© la rĂ©gion et crĂ©Ă© un journal artistique visuel et auditif. La richesse de l’eau du paysage, l’isolement, les anciens dĂ©calages du garage Drushba, mais aussi la beautĂ© de la nature ont Ă©tĂ© capturĂ©s. La combinaison d’enregistrements sonores et de prises de son en direct a permis de rĂ©aliser une performance cohĂ©rente qui nous a plongĂ©s au cĹ“ur de la frontière nord de l’Autriche. La superposition de plusieurs enregistrements vidĂ©o a confĂ©rĂ© Ă  la rĂ©alisation visuelle une composante esthĂ©tique extraordinaire. Les sons de la nature, tels que le chant des oiseaux, le bruit de l’eau ou le bruissement des feuilles sèches lorsqu’on marche dessus, alternaient avec des sons Ă©lectroniques, mais aussi des sons live d’un violon et des cris d’animaux. « forest floddlights » est un travail non seulement très reconnaissable, mais qui donne aussi envie de le regarder et de l’Ă©couter plus d’une fois.

L’artiste d’origine taĂŻwanaise Sabiwa a prĂ©sentĂ© avec son partenaire Nathan L. « Island N. 16 – Memories of future Landscapes ». Elle dĂ©crit cette Ĺ“uvre comme un lieu de mĂ©moire qu’elle a crĂ©Ă© pendant la pandĂ©mie.

Outre une installation vidĂ©o variĂ©e, qui alterne entre des prises de vue rĂ©elles, des prises de vue dans lesquelles le matĂ©riel rĂ©el a Ă©tĂ© modifiĂ© et des prises de vue purement gĂ©nĂ©rĂ©es par ordinateur, elle a crĂ©Ă© un rĂ©seau sonore tout aussi variĂ©. Des enregistrements se mĂŞlent Ă  des prises de son en direct. Des poissons dans un aquarium, visibles sur la vidĂ©o, des fleurs fraĂ®ches dans un vase au sol sur la scène, dans lequel sont plantĂ©s des tuyaux d’arrosage Ă  travers lesquels on souffle de l’air, des sons de flĂ»te, ceux d’un saxophone dĂ©tournĂ© et des chants, tout cela forme un kalĂ©idoscope Ă  la fois visuel et auditif, qui change constamment de forme, de couleur et de son. Au dĂ©but, la vidĂ©o reste entièrement ancrĂ©e dans le clichĂ© asiatique des pratiques de bondage, mais elle passe rapidement Ă  des constellations de couleurs purement animĂ©es par ordinateur, puis Ă  des impressions de paysages et de villes et Ă  des gros plans de papillons qui se rĂ©vèlent ou de guĂŞpes qui dĂ©vorent. Le produit global parle un langage sonore juvĂ©nile avec une grande densitĂ© de bruits, dans lequel des passages virent plus tard au psychĂ©dĂ©lisme. « Island N. 16 – Memories of future Landscapes » est un bon exemple de la fluiditĂ© des diffĂ©rentes sources musicales, alternant entre les domaines de la musique Ă©lectronique et de la musique de variĂ©tĂ©, qui ne peuvent donc pas ĂŞtre maintenues telles quelles.

231005 OSWYC c ORF musikprotokoll M. Gross 5

« OSWYC » – Dom im Berg (Foto: ORF musikprotokoll/Martin Gross)

Dans OSWYC – c’est le titre de la composition de Robert Schwarz – il rĂ©unit des sons artificiels et naturels, mais qui ne peuvent plus ĂŞtre distinguĂ©s les uns des autres. Il fait entrer le public dans son Ĺ“uvre avec des grillons, des bruits de vent et un son vaporeux qui traverse la pièce. Des grincements de porte, un bruit semblable Ă  celui d’une boule de roulette qui rebondit et un gazouilleur accompagnĂ© d’une basse sourde se rĂ©pètent avec de lĂ©gères modifications. Un ronflement, un murmure, un glouglou et un cliquetis sont interrompus par un crĂ©pitement, peu après on croit entendre des bruits d’insectes. Ce sont toujours des bruits de la nature que l’on croit percevoir, toujours des sons et des bruits qui se dĂ©placent Ă  travers la pièce et qui simulent ce qui n’a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© qu’Ă©lectroniquement.

La soirĂ©e s’est terminĂ©e par les contributions de trois Ă©tudiants qui se sont portĂ©s candidats Ă  la ‘Student 3D Audio Competition’. Tous les trois ont montrĂ© Ă  quel point ils sont impliquĂ©s dans le domaine de la perception de l’espace et du corps et ont dĂ©montrĂ© une fois de plus les possibilitĂ©s d’Ă©coute Ă©poustouflantes que l’installation sonore du Dom im Berg est capable de restituer.

Julius BĂĽrger – chassĂ© et redĂ©couvert I Un compositeur viennois de retour

Julius BĂĽrger – chassĂ© et redĂ©couvert I Un compositeur viennois de retour

Le RSO, sous la direction de Gottfried Rabl, a donnĂ© la première autrichienne d’Ĺ“uvres de ORF RadioKulturhaus le 18 aoĂ»t 2023 dans la grande salle de diffusion de Julius BĂĽrger (1897-1995). Et cela 18 ans après que le compositeur juif soit dĂ©cĂ©dĂ© Ă  New York Ă  l’âge de 98 ans.

Portrait Buerger vor Klavier Brian Coats

Julius BĂĽrger (photo : Brian Coats)

Si les morceaux ont pu ĂŞtre entendus, c’est grâce Ă  l’action intelligente de Ronald S. Pohl, un avocat new-yorkais spĂ©cialisĂ© dans les successions. Il avait Ă©tĂ© engagĂ© par BĂĽrger en 1989 pour gĂ©rer l’hĂ©ritage de sa femme Rose, dĂ©cĂ©dĂ©e peu de temps auparavant, et pour que la majeure partie de l’argent soit versĂ©e Ă  de jeunes musiciens israĂ©liens. Ne sachant pas encore que Julius BĂĽrger avait une Ĺ“uvre de composition remarquable Ă  son actif, Pohl lui a demandĂ© si, en raison de son âge avancĂ©, il ne voulait pas Ă©galement s’occuper de sa succession Ă  temps, ce qui s’est avĂ©rĂ© ĂŞtre une aubaine. BĂĽrger, nĂ© et Ă©levĂ© Ă  Vienne, avait dĂ©mĂ©nagĂ© Ă  Berlin dans sa jeunesse avec des camarades d’Ă©tudes et son professeur de composition Franz Schreker, et a ensuite fait la navette entre Londres, Paris, Berlin et Vienne. Mais l’invasion de l’Autriche par Hitler l’a tellement alarmĂ© qu’il a pu Ă©migrer en AmĂ©rique avec sa femme Ă  temps. LĂ -bas, il obtint la nationalitĂ© amĂ©ricaine et travailla au Metropolitan Opera, mais aussi pour des stations de radio et de tĂ©lĂ©vision en tant que chef d’orchestre, arrangeur et compositeur sur commande, sans pour autant renoncer complètement Ă  sa propre activitĂ© de composition indĂ©pendante. Heureusement, BĂĽrger avait trouvĂ© en Pohl un homme d’action. Il a fait tout ce qui Ă©tait en son pouvoir pour que son client puisse entendre Ă  nouveau son concerto pour violoncelle de 1932, crĂ©Ă© en 1952 et qui n’avait pas Ă©tĂ© jouĂ© depuis 1991. Les efforts de Pohl ont Ă©tĂ© couronnĂ©s de succès. Après avoir Ă©tĂ© jouĂ© aux Etats-Unis, il a Ă©galement Ă©tĂ© jouĂ© en IsraĂ«l par les musiciens qui avaient reçu des bourses de Rose BĂĽrger. Ce n’est qu’après avoir Ă©tabli le contact avec Gerold Gruber, le directeur du Centre Exilarte pour la musique persĂ©cutĂ©e du mdw et que l’hĂ©ritage musical de Julius BĂĽrger a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ© Ă  Vienne, qu’il a Ă©tĂ© possible d’organiser un concert avec des Ĺ“uvres de ce dernier ici aussi. Si Pohl n’avait pas rencontrĂ© le compositeur, on peut supposer avec beaucoup de certitude que ses Ĺ“uvres, rassemblĂ©es dans un petit meuble, auraient Ă©tĂ© jetĂ©es après sa mort lors de l’Ă©vacuation de son appartement.

Le RSO Wien joue Julius BĂĽrger.

Photo: Benjamin Pieber – Herzog Media

Adagio pour orchestre Ă  cordes

L’Ă©ventail des Ĺ“uvres qui ont rĂ©sonnĂ© Ă  Vienne Ă©tait riche. L’ouverture Ă©tait un Adagio pour orchestre Ă  cordes, datant de 1978. C’Ă©tait la seule Ĺ“uvre qui avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© jouĂ©e en Autriche. Elle s’Ă©coule doucement, s’assombrit brièvement Ă  plusieurs reprises pour rĂ©vĂ©ler des Ă©lĂ©ments plus dramatiques. A certains endroits, les basses de violon poussent littĂ©ralement les cordes Ă  des moments de tension, mais elles sont toujours vaincues par celles-ci. Ils parviennent finalement Ă  laisser derrière eux le cĂ´tĂ© sauvage, le mal, presque inexprimable, qui se fait entendre Ă  plusieurs reprises, et Ă  terminer l’Ĺ“uvre sur une note douce et agrĂ©able. Le choix de Anna Litvinenko pour la partie solo du concerto pour violoncelle qui a Ă©tĂ© jouĂ© ensuite Ă©tait excellent. Ce qui Ă©tait impressionnant, ce n’Ă©tait pas seulement les passages techniquement difficiles, maĂ®trisĂ©s avec brio, mais surtout l’intĂ©rioritĂ© et la sensibilitĂ© de son solo dans le dernier mouvement. La technique n’est qu’un Ă©lĂ©ment d’une performance rĂ©ussie, mais remplir l’Ĺ“uvre d’âme fait la diffĂ©rence que Litvinenko a su montrer au public. Après une introduction calme, les vents se forment et libèrent un rythme vibrant que l’orchestre et le violoncelle reprennent. BientĂ´t, l’action musicale devient une danse lĂ©gère et se dĂ©veloppe en un flux lent dans lequel les pulsations rythmiques se rĂ©pètent. Le petit thème apparaĂ®t Ă  plusieurs reprises Ă  travers l’orchestre, couvrant Ă  peine trois mesures. BĂĽrger laisse le mouvement se terminer uniquement par les vents, soutenus par le violoncelle. Le compositeur a dĂ©diĂ© le deuxième mouvement Ă  sa mère, qui a Ă©tĂ© tuĂ©e par les nazis lors de la marche vers Auschwitz. Dès le dĂ©but, une longue marche traĂ®nante est entonnĂ©e et le thème du violoncelle est bientĂ´t repris par le hautbois. Les cordes interviennent Ă©lĂ©gamment et sont portĂ©es par l’instrument solo qui poursuit le thème. Le ductus traĂ®nant se transforme peu Ă  peu en un scintillement gĂ©nĂ©ral et une transition du thème vers un scĂ©nario Ă©clairci avec un accompagnement de harpe. L’attitude apaisante et charmante ne dure pas longtemps, bientĂ´t le son s’assombrit Ă  nouveau. Il subit une forte concentration et une longue sĂ©quence de cuivres avec des disharmonies qui rĂ©veillent l’orchestre et l’incitent Ă  une action sauvage et sombre. Le violoncelle obtient alors un solo que l’on peut dĂ©crire comme sans illusion. Il n’y a plus aucune trace de ce passage apaisĂ©, affirmant la vie, avec accompagnement de harpe, on a plutĂ´t l’impression que le violoncelle a cĂ©dĂ© aux voix de la violence sauvage. Logiquement, il s’ensuit une conclusion dans laquelle l’orchestre, comme au dĂ©but, reproduit la marche traĂ®nante. Connaissant le destin de la mère de BĂĽrger, on peut sentir quel dernier moment de sa vie il a capturĂ© ici musicalement. Dans le rapide troisième mouvement, le violoncelle rĂ©agit de manière presque chambriste aux diffĂ©rents solos instrumentaux. Des passages apaisants soutenus par les cordes, souvent Ă  l’unisson, s’opposent rĂ©gulièrement aux passages animĂ©s prĂ©cĂ©dents, qui reprennent ensuite de la vitesse avec l’aide des vents en alternance avec le violoncelle. La fin est un solo de violoncelle avec de belles colorations dynamiques diffĂ©renciĂ©es, suivi d’une finale furieuse des cuivres et des timbales. A juste titre, l’orchestre et la soliste ont Ă©tĂ© longuement applaudis pour leur performance.

Chansons avec accompagnement symphonique

Les deux chansons suivantes avec accompagnement symphonique ont Ă©tĂ© interprĂ©tĂ©es par Matija Meić. « LĂ©gende » d’après un texte de Christian Morgenstern et « Silence de la nuit » d’après Gottfried Keller, ont permis des comparaisons musicales avec Gustav Mahler. Presque chaque ligne, chaque humeur, chaque description d’un paysage, d’un Ă©tat d’âme ou d’une action reçoit sa propre expression musicale chez BĂĽrger. Que JĂ©sus, avant d’entrer dans le jardin de GethsĂ©mani, se mette Ă  danser avec une jeune femme de manière inattendue et que ces pas exubĂ©rants deviennent audibles, que le ressac d’une mer chez Gottfried Keller dĂ©clenche des remous musicaux dans le corps sonore, la musique et les mots se soutiennent mutuellement de manière très artistique. Le baryton de Meić sonnait plein, chaud et très mĂ»r, sans toutefois manquer d’une prononciation claire. Il a facilement rĂ©ussi Ă  laisser le large soutien symphonique, un dĂ©fi pour le chanteur dans ces Ĺ“uvres, en tant que tel et Ă  s’impliquer vocalement comme un instrument solo. Les deux morceaux peuvent ĂŞtre caractĂ©risĂ©s comme de petits poèmes symphoniques, mais dotĂ©s d’une force Ă©pique, utilisant un grand instrumentarium, ce qui les rend extraordinairement passionnants. On aimerait en entendre davantage.

Le RSO Wien joue Julius Bürger. Ici sur la photo le baryton Matija Meić

Photo : Benjamin Pieber – Herzog Media

« Symphonie de l’Est »

Le concert s’est terminĂ© par la « Eastern Symphony » de 1931. Conçue en 3 mouvements, elle s’ouvre sur un thème alerte aux vents auquel rĂ©pondent les cordes. Des souvenirs de Gershwin, son aĂ®nĂ© d’un an, sont Ă©voquĂ©s, principalement par les rythmes très accentuĂ©s qui changent souvent. Ce qui est frappant, comme dans les chansons prĂ©cĂ©dentes, c’est que BĂĽrger maintient presque constamment l’ensemble des instruments de l’orchestre en mouvement. Il n’y a guère de passage oĂą les musiciens ne sont pas sollicitĂ©s en mĂŞme temps, ce qui s’avère extrĂŞmement attrayant. Les cymbales, les timbales et les tambours, tout comme les vents, donnent le ton dominant et permettent au mouvement d’ĂŞtre vĂ©cu comme hymnique et progressif. Le deuxième mouvement commence avec le hautbois, largement soutenu par l’orchestre. Les violons et les violoncelles lui rĂ©pondent de telle sorte qu’une fluiditĂ© s’empare de l’ensemble du corps sonore et qu’un vaste paysage s’ouvrant peut ĂŞtre facilement imaginĂ©. C’est Ă  nouveau la harpe qui fait la transition avec la clarinette, le basson et les cordes, ainsi que les bois lĂ©gers. C’est cette migration instrumentale du thème et en mĂŞme temps la continuation de celui-ci qui rend ce mouvement si intĂ©ressant. Le ductus calme est maintenu et la fin s’achève en consĂ©quence. Comme il pourrait en ĂŞtre autrement, le mouvement final commence furieusement dans tout l’orchestre avec une course effrĂ©nĂ©e. Les trompettes et les tambours donnent un rythme rapide qui ne s’apaise qu’avec la harpe et le hautbois et le thème chantĂ© par les cordes. Maintenant, ce sont les flĂ»tes qui complètent cette description du paysage. Comme si l’on suivait une rivière avec de petits tourbillons d’eau, les violons, tenus par la clarinette, continuent Ă  se vriller de manière vivante et passent le relais aux flĂ»tes. Avec une dernière intervention massive de l’orchestre, le thème, prĂ©sentĂ© une fois de plus, termine la belle Ĺ“uvre. La caractĂ©ristique de la musique de BĂĽrger est claire et peut ĂŞtre clairement nommĂ©e. En tant que compositeur, il se situe esthĂ©tiquement entre le 19ème et le 20ème siècle, auquel il a empruntĂ© non seulement le courage de crĂ©er des flous sonores, mais aussi des rythmes jusqu’alors inhabituels et une instrumentation parfois nouvelle. Mais sa technique de composition est toujours claire, les structures sont bien reconnaissables et – c’est ce qui caractĂ©rise le plus les Ĺ“uvres symphoniques de BĂĽrger – il sĂ©duit par une richesse de couleurs musicales par excellence. L’Autriche, et plus particulièrement Vienne, n’a pas fait amende honorable avec ce concert. Il n’y en a pas. Mais la dĂ©claration qui a Ă©tĂ© faite est claire et Ă©tait plus que nĂ©cessaire. S’occuper de l’hĂ©ritage des compositeurs et compositrices expulsĂ©s est une nĂ©cessitĂ© absolue. Le travail du centre Exilarte de mdw devrait ĂŞtre beaucoup plus connu du public. Une prise de conscience plus large de ce chapitre peu glorieux dans le cadre de l’histoire de la musique peut au moins contribuer Ă  ce que le travail des exilĂ©s ne soit pas exposĂ© Ă  l’oubli. Nous, qui avons la chance d’ĂŞtre des enfants de la postĂ©ritĂ©, pouvons soit participer activement Ă  cet Ă©vĂ©nement, soit – et cela ne doit pas ĂŞtre sous-estimĂ© – prendre d’assaut des concerts comme celui-ci et remplir les salles jusqu’Ă  la dernière place. Nous manifestons ainsi notre intĂ©rĂŞt et donnons Ă  la musique ce qui la maintient en vie et lui revient de droit : notre attention sans partage.

de gauche Ă  droite professeur Gerold Gruber, Anna Litvinenko, Ronald S. Pohl, Gottfried Rabl

de gauche Ă  droite professeur Gerold Gruber, Josipa Bainac Hausknecht, Ronald S. Pohl, Gottfried Rabl (photo : Ronald Pohl)

Crossover E-Jazz – c’est cela?

Crossover E-Jazz – c’est cela?

16.11 Elastic Jargon © ABPHOLe 16 novembre dernier le Jazzdor Festival a réservé un autre point fort au public venu au «Pôle-Sud» à Strasbourg: Maurice Horsthuis et Elastic Jargon.
Dès que l’ensemble entra en scène il était clair que l’on allait entendre un concert de jazz d’un autre genre. La composition de l’ensemble est atypique pour une formation de jazz: 2 altos, 3 violons, un violoncelle, une contrebasse et une guitare électrique. Cette configuration ressemble davantage à un septette d’instruments à cordes revisité, avec guitare, qu’à une formation de jazz. Néanmoins, ce sont les ingrédients dont Horsthuis, altiste et leader de la formation, a besoin pour répandre du bonheur. Le premier morceau déjà révèle son point fort: faire de trois morceaux de musique totalement différents un nouveau morceau. Une petite danse populaire, un morceau de tango, un peu de jazz et quelques harmonies grinçantes et le tour est joué : grâce aux merveilleux arrangements d’Horsthuis, tous ces éléments se rejoignent pour former une nouvelle composition admirable.
La façon dont le compositeur organise la rencontre entre la tradition d’un quartette d’instruments à cordes et cette nouvelle formation afin d’en faire ressortir quelque chose de totalement nouveau, est tout bonnement géniale.

Des mélodies semblables à celles que l’on connaît de la musique classique, flattent notre ouïe. Quel que soit le thème musical proposé par les musiciens, sa mélodie passe par l’oreille pour aller se nicher tout droit dans l’âme. Elle s’y dissout, se confond avec d’autres éléments rythmiques très concis, pour finalement être à nouveau perçu par l’oreille comme une nouvelle création de jazz.
Des introductions tendres en pizzicato se dissolvent par des sonorités expérimentales, tout semble familier et en même temps étrange.
C’est précisément cette ambigüité qui rend cette musique aussi séduisante, on pourrait même dire, qu’elle génère une sorte d’addiction. Des violons sanglotants, un alto qui chante, des altistes qui utilisent leur instrument de façon magistrale à la manière du belcanto et une guitare électrique qui swingue : tout ceci bascule subitement, une sonorité particulière naît: C’est comme si aucun son harmonieux ne pourrait plus jamais sortir d’aucun de ces instruments mais cette disharmonie reste passionnante.
Les morceaux interprétés sont tous totalement différents. Malgré cela, on reconnaît immédiatement le style de l’ensemble New Yorkais «Elastic Jargon» .
La créativité sensuelle exprimée par cet ensemble est tout simplement renversante.

Les applaudissements nourris sont destinés à Jasper Clercq, Jeffrey Buinsma, Vera van der Bie, Roderick Krauss, Nina Hitz, Brice Soniano et Wick Hijmans.

Texte traduit de l’allemand par Andrea Isker

Pin It on Pinterest