Le 21 septembre dernier le Festival Musica a ouvert ses portes avec un concert du OPS sous le baguette de Bruno Mantovani à Saverne.
Ce n’est que deux jours plus tard, que le public eut l’occasion d’assister à une autre représentation à Strasbourg qui fut en même temps le coup d’envoi pour le festival dans la capitale alsacienne. Le compositeur et organiste autrichien Wolfgang Mitterer mit en musique le film muet « Nosferatu », une œuvre de Friedrich Wilhelm Murnau, créée en 1921.
Les organisateurs ont trouvé l’endroit parfait pour ce concert : La belle salle de l’université du 19e siècle construite sous l’empereur Guillaume était le théâtre idéal pour cette « symphonie de l’horreur » , titre que donne Mitterer à son œuvre qui accompagne ce film d’épouvante d’une autre époque. Et ce titre est bien trouvé. Tel un magicien, Mitterer renforce justement toutes les émotions qui vous glacent le sang. Il travaille en direct devant un petit orgue électrique, soutenu par du matériel digital qui tisse le fond sonore du film. Même les scènes d’intimité entre le jeune Hutterer et sa femme qui se sacrifie et se donne au vampire pour sauver la ville sont accompagnées par des sons chargés de mauvais pressentiments.
Mitterer n’a jamais permis à son public de se détendre. Il le maintenait plutôt dans une sorte de tension permanente qui allait crescendo. Grâce à son interprétation à couper le souffle, il a réussi à charger ce matériel cinématographique de «l’âge de pierre» de telle sorte que même le public rompu aux dernières techniques et aux effets spéciaux de toutes sortes ne s’est jamais ennuyé, ne serait-ce qu’une seule seconde.
Lors de sa deuxième performance dans la petite « église du bouclier », située à deux pas du centre touristique « Petite France », Mitterer est resté fidèle à son principe d’une tension de plus en plus forte. Il a joué sa dernière œuvre «stop playing», écrite cette année. Cette création ne s’articule qu’autour de sons d’orgue. Le compositeur avait fait des enregistrements en Autriche de trois orgues différents. Le soir du concert, le remix de ces enregistrements a formé l’arrière-fond sonore pour son improvisation à l’orgue.
Sa propre improvisation, au cours de laquelle il a laissé libre cours à ses associations, était « entourée » de deux morceaux de Johann Sébastian Bach, le prélude et une fugue (BWV 522). Une projection sur un écran permettait au public d’observer Mitterer en plein «travail d’orgue». Grâce à cela, il pouvait bien mieux faire la part des choses de ce qui était enregistrements et performance en direct.
Un schéma structurel porte cette œuvre impressionnante jusqu’à sa fin: les augmentations et diminutions de volume permanentes allant jusqu’à la perception physique alternent avec de petits interludes, tous conçus différemment. De temps à autre, des sons qui font penser à la « vraie vie » à l’extérieur s’y mêlent : Le sifflement d’une locomotive à vapeur, des klaxons de voitures et des sirènes lointaines s’efforcent à ramener les pensées de l’auditoire sur le sol des présumées réalités. Quand le son de l’orgue augmente et qu’on entend en même temps en fond sonore une respiration toute en pulsations, on a l’impression que Mitterer donne vie à son instrument. Par moment, sa précision dans le travail fait penser à celui d’un machiniste dans les profondeurs du ventre d’un cargo qui se soucie en permanence de la surveillance et de l’ajustement de ses machines.
Des transitions tout en douceur caractérisent les différentes ambiances, capables de susciter aussi bien des états méditatifs que des angoisses, comme par exemple, quand un bruissement douteux fait naître des associations noires.
Des sons qui semblent arriver à travers un mur ou passer par un filtre sont remplacés par un son d’orgue qui semble se réveiller tout en se rappelant ses qualités sonores originelles.
Les passages brefs, tout en puissance, ne durent qu’un court moment. En un rien de temps, Mitterer transforme son orgue en instrument rythmique. Comme précédemment décrit, à ces passages infernaux, pendant lesquels quelques « âmes sensibles » se bouchent les oreilles, suit de façon prévisible un sautillement léger et joyeux, un jeu avec des sons « au souffle court ». Synthèse et antithèse, sinus et cosinus alternent dans un beau rythme, même si le compositeur conçoit chaque séquence différemment.
Une séquence tendre, initialement conçue comme un petit cluster, commence au bout d’un moment à se comporter comme un troll de montagne capricieux qui finit par se noyer dans le nuage de sons qu’il a provoqué lui-même. Des effets électroniques soulignent cette entreprise destructrice. Finalement ce sont des fragments sonores, transparents et ballottants, soutenus par un tendre corset de basses, qui prennent la relève.
Les torrents sonores de Mitterer emplissent la salle jusqu’au dernier petit recoin. Ils s’en emparent physiquement et la mènent au bord de la rupture. Dans le decrescendo qui suit, on reconnaît à nouveau un schéma sonore ressemblant aux pulsations d’un cœur humain.
En introduction de l’œuvre de Mitterer, a été joué un morceau de Bach qui semblait terreux, presque cahotant et qui avait du mal à avancer. A présent, celui-ci paraissait beaucoup plus léger et enlevé. L’œuvre intercalée de Mitterer lui avait fait pousser des ailes et ce petit morceau de Bach finissait presque par s’enfuir en laissant l’orgue derrière lui.
Une manœuvre stratégique astucieuse, avec un clin d’œil suffisant pour la postmoderne qui, au regard des visages satisfaits des autres critiques, fonctionnait à merveille. Chapeau Monsieur Mitterer !
Interview avec le compositeur autrichien Wolfgang Mitterer, réalisée à l’occasion de son séjour à Strasbourg pendant le Festival Musica. Monsieur Mitterer, êtes-vous déjà venu au Festival Musica à Strasbourg ?
Oui, il y a deux ans, avec l’opéra « Massacre » et une performance en solo. Et le « Remix Ensemble » originaire de Porto a joué l’une de mes pièces ici : « go next ».
Cette fois-ci, vous êtes venu avec votre composition écrite en 2001 pour accompagner le film muet Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau et un travail tout récent, « Stop playing » qui date de cette année.
La musique pour Nosferatu était une commande du Konzerthaus de Vienne. Leur grand orgue s’y prêtait merveilleusement. Ici à Strasbourg je travaille sur un petit orgue électrique, un orgue « Fake ». Mais je compense son manque de profondeur avec l’aide de l’électronique. Je trouve que la salle est un lieu idéal pour le film. Dans le film il y a une scène où un vieux professeur d’université explique le miracle des plantes carnivores à ses étudiants. Là il y a un merveilleux rapport à la vieille, vénérable université strasbourgeoise. En ce qui concerne l’acoustique, en revanche, c’est plus difficile, car il faut équilibrer une résonnance de presque 6 secondes. Je saurai si c’est faisable ce soir, car avant que les 600 personnes ne soient dans la salle, je ne peux pas l’essayer.
Est-ce que « Nosferatu » a déjà été joué par quelqu’un d’autre avec votre notation ?
Jusqu’ici, Nosferatu a eu plusieurs accompagnateurs musicaux, mais il n’y a que moi qui joue ma propre partition. Je ne sais même pas si quelqu’un d’autre serait capable d’intégrer l’électronique à ce point. Cette œuvre laisse toujours une part ouverte à l’interprétation, même pour moi. C’est effectivement à chaque fois un peu différent.
Combien de fois l’avez-vous jouée jusqu’ici ?
Une dizaine de fois, je pense.
Est-ce que vous avez pu constater des différences concernant la réaction du public ?
Oui, c’est possible. Mais cela dépend du nombre de personnes présentes dans la salle. Un autre critère est celui du remplissage. Si la salle est pleine ou pas. C’est tout à fait différent de jouer dans une salle où se trouvent 1800 personnes qui se portent, les unes les autres et qui ont le sentiment de participer à un évènement. Ou alors si l’on se trouve devant une salle à moitié vide où les gens se demandent ce que cela peut bien être, étant donné que la salle est à moitié vide, justement. Cela à un rapport avec la psychologie. Quand j’ai la possibilité de distribuer des haut-parleurs dans la salle pour ainsi dire « masser » les gens avec les basses et quand un orgue puissant s’y rajoute, certaines personnes commencent à avoir peur. Mais le silence qui suit est d’autant plus profond et important. Mais cela dépend effectivement beaucoup du lieu et du public et aussi de mon propre état, même si c’est la chose la moins perceptible pour les gens.
De temps à autre, certains instruments trop petits ont un son ennuyeux. Bien entendu, on ne peut pas les comparer avec un grand orgue d’église. Mais l’électronique me permet de compenser cette différence. Je travaille aussi avec des œuvres qui ne sont pas totalement écrites, elles n’ont qu’une structure de fond à laquelle j’ajoute une improvisation. Ceci me permet aussi de m’adapter aux différents lieux et d’en tirer le meilleur parti.
Quand on lit les informations sur votre page internet et qu’on voit la liste de vos œuvres on ne peut pas faire autrement que de se demander : « Mais quand est-ce que cet homme dort ? »
Bien sur que je dors ! Mais je ne sais pas vraiment combien de morceaux j’ai écrit jusqu’ici. Je travaille beaucoup sur commande. Je ne peux pas me permettre d’écrire un opéra pour le mettre dans un tiroir ensuite. Pour écrire un opéra je mets un à deux ans, vous pouvez donc vous rendre compte que ce serait impossible. Et en plus, une fois l’opéra fini, on ne trouve personne pour le jouer. En ce qui me concerne, c’est différent : un directeur ou un intendant me pose la question si telle ou telle chose m’intéresserait ou me plairait et je travaille exactement dans ce sens. Parallèlement, je fais des recherches en permanence qui viennent enrichir ces travaux.
Préférez-vous travailler seul ou est-ce que vous trouvez le travail avec un orchestre, un chœur ou un ensemble plus satisfaisant ?
Un compositeur est seul la plupart du temps. Et un organiste aussi. J’aime énormément les improvisations libres en compagnie d’un trio ou d’un quartette. Dans ces cas-là on ne pense pas, si on doit faire telle ou telle chose, mais on sent ce qui va parfaitement. Et je peux m’adonner totalement à ce travail et avancer pas à pas – jusqu’à ce que je sois un état de transe. Quand je travaille avec de grandes formations, comme par exemple pour le « Turmbau zu Babel » qui a été joué dans le stade de foot de Linz, où 16 chefs d’orchestre et leurs chœurs ont collaboré, c’est quelque chose de fondamentalement différent. Dans ce cas, il faut que ma structure soit précise, sinon, rien qu’au niveau de la logistique, ce serait infaisable. Et je ne peux pas non plus demander aux gens qui font partie d’une chorale d’église, et qui ont parfois du mal à déchiffrer une partition, de travailler sur une partition compliquée. Dans ce cas de figure, tout en composant, je me retrouvais d’une certaine façon comme en train de voler au-dessus des évènements pour imaginer très précisément de quelle façon cela fonctionnerait. Quand je travaille pour un orchestre, je n’aime pas que le tromboniste n’intervienne que pour 3 mesures par exemple. Cela veut dire, qu’il faut qu’il compte 300 mesures jusqu’à ce que ce soit son tour et qu’ensuite, il s’ennuie. Je pense que non seulement c’est du gâchis et qu’on peut le supprimer dès le départ pour faire des économies. Cela a aussi un rapport avec de l’énergie perdue. Je trouve qu’il faut entendre l’énergie qui émane des musiciens. Quand 20 % des musiciens d’un orchestre ne participent pas, on le sent, car le flux d’énergie est différent.
Vous êtes – comme nous tous – entouré en permanence par des bruits.
Oui, comme par exemple à ce moment même, où l’on entend passer le tram.
Juste. Mais je pense qu’en plus de tout cela vous devez porter des sons dans votre tête avec lesquels vous êtes en train de travailler. Qu’est ce que le silence pour vous et est-ce que vous le vivez vraiment comme tel ?
Bien sur, comme tout être humain. Quand je suis en pleine nature, je suis ravi du silence. Quand je n’entends que du vent ou le bruit de l’eau, c’est du repos pour moi. Mais je crois aussi que la meilleure façon de faire de la musique, c’est de la faire en silence. Quand je prends par exemple une partition pour la lire dans le tempo et je fais dérouler la musique à l’intérieur de moi, j’en profite parfois davantage que dans une salle de concert. Dans une salle de concert, où j’ai le parfum de ma voisine dans le nez ou que la cantatrice connaît des problèmes avec sa coiffure. Je suis convaincu que chaque auditeur porte sa propre musique dans la tête, que ce qui se passe dans sa tête est différent chez chaque personne quand elle écoute de la musique. Cela dépend, si ce sont des amateurs ou des critiques de concerts, ces derniers étant convaincus d’être toujours obligés de tout comprendre.
Vous préférez les amateurs aux critiques alors ?
Dans ces cas-là je dis : bien ouvert ou bien savant. Tout ce qui est entre les deux, est difficile. Quelqu’un qui joue du free jazz entendra une œuvre autrement qu’un collègue compositeur.
Vous faites une grande différence entre la musique nouvelle et la musique contemporaine.
Oui, car la musique contemporaine de nos jours n’est plus obligatoirement nouvelle. Tout ce qui est déjà vieux de quelques années et que l’on a déjà entendu, n’est plus nouveau. La nouvelle musique apporte toujours une expérience auditive nouvelle, jamais encore vécue. Un jour j’étais très étonné quand un chanteur a mis Alban Berg dans le rang des compositeurs contemporains. Cela n’a plus rien à voir avec de la musique contemporaine. Quand on pense ce qui s’est passé rien que dans le domaine de la musique « POP » depuis les années 80. Entre les années cinquante et quatre vingt on a pratiquement toujours joué avec de vrais musiciens, ce qui est différent aujourd’hui. En ce qui concerne la construction des instruments, depuis une centaine d’années rien n’a vraiment changé. Dans le domaine de la technologie en revanche, beaucoup de choses ont évolué. L’électronique offre des possibilités nouvelles de faire de la musique. Elle permet de faire une « robe » sur mesure pour la musique. Je considère même que les compositeurs du spectralisme ne font plus non plus partie de la musique nouvelle. (N.B. La musique spectrale a connu son heure de gloire pendant les années 70 et après. Elle prenait en considération les sons supérieurs et parallèlement à cela la modification des couleurs des sons et de leurs structures.)
La nouvelle musique est passionnante parce que les critiques manquent de possibilités de comparaison. Pour faire naître des choses nouvelles, il est primordial que des lieux, où l’on organise des festivals pour la nouvelle musique, continuent à exister. Sans eux, aucune évolution n’est possible. Ce qui est également important pour moi, c’est de réussir à enthousiasmer les jeunes pour les nouveautés, pour des choses jamais entendues. Mais je ne suis pas un artiste moderne, car quand je pense que l’on considère Madonna comme une artiste, je ne veux pas en être un.
Qu’êtes-vous donc ?
Je suis compositeur. Un écrivain dirait qu’il est écrivain et non pas artiste. Je crois qu’il y a des confusions au niveau de la terminologie, la définition du terme est mal interprétée.
Vous êtes considéré comme quelqu’un qui nage à contre-courant. Est-ce que vous vous voyez également comme tel ?
Je crois qu’il est impossible de m’attribuer un style particulier. Je trouve intéressant de créer certains clichés pour ensuite les retourner ou les faire tomber. C’est une méthode dont on se servait déjà au baroque et plus tard, pendant le romantisme. Se détacher des traditions, jouer avec cela, expérimenter jusqu’où il est possible d’aller avec tout cela et de voir quelles associations naissent en même temps, c’est simplement passionnant.
Avez-vous des envies ou des projets à moyen ou long terme ?
Je pense que j’ai atteint tout ce qui est possible d’atteindre dans mon métier et j’ai donc à ce niveau-là pas d’envies particulières. Bien sur, si on jouait l’un de mes opéras à l’opéra de Sydney, ce serait génial, mais ce n’est pas indispensable pour satisfaire mon égo. D’un point de vue artistique, c’est la question de la notation qui reste totalement ouverte à mes yeux. La question concernant les têtes de notes devrait être complètement redéfinie. Car, quand je prends une écriture courante des années 90, la musique qui en résulte ne peut être qu’une musique des années 90. Pour moi personnellement, c’est un défi artistique.
Il n’y a vraiment rien que vous désireriez ?
En effet, je que j’aimerais faire un jour, c’est renouveler les brefs interludes musicaux pendant les matchs de hockey sur glace au canada, étant donné que ces interludes sont joués à l’orgue.
Vous vous intéressez au hockey sur glace ?
Non, pas du tout, mais il serait temps de faire quelque chose de totalement nouveau !
Juste avant les vacances d’été, le public de concert strasbourgeois s’est encore une fois rendu dans la grande salle « Erasme » pour profiter des cartes postales musicales italiennes et bohémiennes au programme ce soir-là.
La symphonie n° 4 – l’italienne – de Félix Mendelssohn et la symphonie « anglaise », la symphonie n° 8 d’Antonin Dvorak ont fait en sorte que les pensées du public s’évadent à la campagne, avant même que les vacances commencent !
Au pupitre était le chef d’orchestre espagnol Enrique Mazzola à qui on avait auparavant déjà confié la direction musicale de l’opéra « Macbeth » à l’Opéra du Rhin.
La symphonie italienne de Mendelssohn porte son nom à juste titre, car dans cette œuvre, le compositeur a restitué des impressions, accumulées lors d’un voyage en Italie. La légèreté de l’été et la joie d’une vie insouciante, exprimées à l’aide des mélodies et des moments dansants, semblent nous parvenir tout droit du sud de l’Italie.
Mazzola a commencé son interprétation joyeusement, tout en légèreté. Elle était si légère qu’on avait l’impression que le premier mouvement tout entier était un poids plume.
Que nenni ! Plus le thème jubilatoire avançait, plus les musiciennes et musiciens ont réussi à faire entendre la structure accompagnatrice. Une joie immodérée régnait dans la salle, jusqu’à ce que, juste avant la fin du premier mouvement, Mazzola ait fait basculer les couleurs du son pratiquement dans la menace, pour ensuite, d’un coup de baguette, effacer ces allusions sombres immédiatement.
Dans les figures musicales répétitives, l’OPS a opposé clairement l’accompagnement des violoncelles et des basses aux violons : un véritable bienfait pour des oreilles exigeantes. Par endroits, Mazzola a travaillé avec des voix instrumentales pratiquement du même niveau. Un effet obtenu par la réduction voire l’augmentation subtilement maîtrisée du volume. Ce tour de passe-passe a donné une transparence unique à cette œuvre.
Dans le troisième mouvement, le son des instruments à vent était tendre et clair, sans pression, sans chercher à se faire valoir et justement pour cette raison, si touchant.
La verve et la puissance avec lesquelles Mazzola a fait traverser le dernier mouvement fulgurant, pratiquement « au galop », sans jamais paraître survolté, ont suscité des applaudissements adéquats.
Avec la symphonie n° 8 d’Antonin Dvorak, Mazzola a poussé encore un peu plus loin l’efficacité dans le domaine de l’analyse de partition, amplement prouvée avec l’œuvre jouée en début de la soirée. Dans son œuvre, Dvorak se réfère expressément à sa patrie « tchèco-bohémienne ». Cette symphonie porte le nom «l’anglaise», parce qu’elle a été jouée à Londres, quand Dvorak a obtenu le titre «docteur honoris causa».
Cette composition était une autre occasion de se réjouir d’avance des insouciantes journées d’été qui allaient venir. L’idée de confronter les deux œuvres était excellente. Les danses et les chants folkloriques de Dvorak ont montré rapidement que le compositeur n’a pas été en Italie, mais que la Tchéquie, où cette œuvre a été créée, offrait un charme pastoral tout à fait comparable.
Comme dans l’œuvre précédente, Mazzola a souligné les différentes dynamiques qu’offre cette œuvre à plusieurs reprises. Et ceci en l’espace de quelques mesures : Des diminuendi superbes qui auraient du finir logiquement par un silence, ont connu, concernant le tempo et la dynamique, des voltefaces à couper le souffle.
En appliquant de manière aussi conséquente les augmentations et les diminutions des volumes, Mazzola a montré que chez Dvorak, la joie et la tension cohabitent étroitement. De cette façon, le chef d’orchestre, en plus de son interprétation imagée et très variée, a parfaitement su restituer toute la richesse des idées musicales inhérentes à cette œuvre. Les thèmes de valse et les marches ont été une invitation à la danse et une occasion de plus pour les instruments à cordes et les instruments à vent de se montrer sous leur meilleur jour.
Enrique Mazzola dirigeant par cœur, avait la plus grande liberté de mouvement pour agir. Par son soutien de chaque rentrée, aussi petite soit elle, les musiciennes et musiciens se sentaient personnellement concernés, une circonstance indispensable pour obtenir cette transparence sonore précédemment décrite.
Ce concert était le dernier de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg avant la trêve estivale. Pour les inconditionnels strasbourgeois de la musique classique, c’est le début d’un passage «à vide» jusqu’au début de la nouvelle saison, en automne prochain.
En juin 1937, les deux premières ont eu lieu à six jours d’intervalle: «Lulu» d’Alban Berg et «Carmina burana» de Carl Orff. Pourtant «un monde musical» sépare les deux œuvres jouées avec si peu d’intervalle: d’un coté, il y a la technique artificielle des 12 sons de Berg, de l’autre, le monde musical très particulier d’Orff qui touche les cœurs autant que les oreilles. Un monde composé de plusieurs éléments : des rythmes entraînants, des mélodies simples, des solos et des passages de chœurs, le tout employé avec le meilleur effet.
Tous les ans, les deux œuvres sont programmées un peu partout. Et même a posteriori, Alban Berg serait vert de jalousie, s’il savait la popularité que l’œuvre d’Orff a acquise au cours du dernier siècle.
Un indicateur très simple, voir trivial, nous apprend, si une œuvre a réussi dans le monde de la musique électronique, si elle est adoptée pour de bon par les oreilles de la société de consommation : C’est son utilisation pour le film, la radio et la télévision pour le dire d’une façon un peu démodée. Et dans ce domaine, Carmina Burana détient la palme. Que cette œuvre constitue la coulisse sonore pour vanter les «mérites» d’une barre chocolatée ou de véhicules utilitaires, ou qu’elle accompagne les prestations de célébrités diverses et variées du monde de la Pop et du sport sur toutes les scènes du monde.
L’édition anglaise de Wikipedia cite à elle seule 50 utilisations connues du premier thème de la composition «O fortuna» qui sont- en dehors bien sûr des scènes de concert – une source de revenus appréciable pour les héritiers d’Orff et de sa maison d’édition.
L’œuvre la plus jouée du 20e siècle, selon les dires des éditions «Schott», a été jouée de façon concertante le 26 juin dernier à l’Opéra National du Rhin. Concertante, dans la version pour deux pianos et percussions avec, en complément, un petit show de lumière. Ce show a scindé la composition en ses trois grandes parties principales. Le vert prédominait dans la première partie, dédiée au printemps et à la nature, le rouge éclairait la deuxième partie où il était question de joies un peu crues de la vie, chantées dans une taverne. Le bleu était la couleur de l’amour et de toutes ses facettes, abordés dans la troisième partie.
La direction artistique a été confiée à Michel Capperon. Dans le premier thème où l’on conjure l’instabilité de «fortuna», Capperon a légèrement lâché la bride. Il a fait amorcer un galop léger aux interprètes, facilement identifiable au tempo. Pourtant, qu’il s’agissait d’un moyen stylistique sciemment employé, ne devenait une évidence qu’en fin de soirée, quand «fortuna» fit un autre «pied de nez» à la métrique stricte de l’œuvre.
Les membres du chœur de l’Opéra, comme ceux du chœur d’enfants, «Les petits chanteurs de Strasbourg» étaient vêtus d’un noir élégant, tout comme les solistes.
La prestation de Dylan Ayata avec son soprano clair de la femme amoureuse avait des allures d’opéra. Xin Wang, le cygne rôti, gémissait à faire fondre une pierre, et comme tout cygne mort et bien mort, il «officiait» sans émotion aucune. Gabriel Saint-Martin a placé son baryton entre la puissance tout en volume et des envolées lyriques, en fonction des rôles que lui attribuait le texte. Avec son interprétation « mimico-théâtrale » de l’ivrogne sauvage aux yeux furieusement brillants, il a réussi à donner un aperçu des intentions de Carl Orff : moyennant décors, costumes opulents, danseuses et danseurs, le compositeur a cherché à renforcer la perception du public par des effets visuels.
La composition d’Orff semble arrêtée et insaisissable à la fois, puisqu’elle occupe une place à part dans la tradition musicale du 20e siècle. L’interprétation strasbourgeoise était particulièrement claire et concluante là, où la part musicale s’épanouit en dehors des sonorités pseudo-médiévales : Les sons « jazzy », les brèves satires d’Orff imitant la musique de variété très simple, les longs passages faisant penser à des chœurs sacrés, mais aussi des mélodies imitant les arias de l’opéra italien du 19e siècle flattant l’oreille – tout ceci, grâce à l’excellente interprétation musicale, se distinguait merveilleusement du fond tissé par les chœurs.
Une excellence atteinte grâce aux percussionnistes du conservatoire de Strasbourg, qui ont relevé avec joie, précision et brio tous les défis : ils ont tenu compte des plus petites nuances, aussi bien concernant le tempo que la dynamique. A Yolande Uytter, qui prépare les chanteurs solistes et artistes des Chœurs et qui accompagne les répétitions et participe à la formation de L´Opéra Studio , revient également une bonne partie du succès. De plus, elle a pris en charge une petite part au piano. Son toucher puissant formait un beau contraste avec la technique de Cordelia Huberti qui brillait plutôt dans les passages chantants et lyriques.
Carl Orff a trouvé les textes de « Carmina Burana » dans des manuscrits médiévaux d’un cloître des bénédictins. Il les a changés et adaptés selon ses envies, en toute liberté. D’ailleurs, ni les textes ni la musique ne prétendent à une quelconque authenticité historique.
Les plus jeunes des « Petits chanteurs de Strasbourg », filles et garçons, ont chanté ces textes par cœur, forçant ainsi l’admiration du public. Une performance remarquable si l’on prend en considération que la plupart d’entre eux n’ont que peu – ou pas – étudié le latin, et le moyen-haut allemand encore moins !
Le phénomène «Carmina Burana» a été toujours aussi efficace à Strasbourg, comme ailleurs. Les applaudissements longs et enthousiastes, destinés en particulier à Yolande Uytter, ont incité Michel Capperon à reprendre la baguette pour remercier le public avec un bis du thème du début «O fortuna ».
Le chef d’orchestre Sir Neville Marriner, âgé de 86 ans, a fait l’honneur à l’OPS, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, de diriger un merveilleux programme qui sortait des sentiers battus.
Dans ses bagages il avait apporté deux morceaux de ses compatriotes Ralph Vaughan Williams et Benjamin Britten. Et comme référence à la terre ferme il y avait en plus la 7e symphonie de Beethoven. Sir Marriner a fondé le célébrissime «Orchestra Academy of St. Martin in the Fields» avec lequel il a enregistré de nombreuses œuvres pour orchestre. Détenteur d’autant de distinctions anglaises que françaises, Sir Marriner se tient face au pupitre comme si les vingt dernières années étaient passées sans laisser de trace.
Sous sa baguette, la superbe mélodie élégiaque en mineur de la pièce de Williams – une fantaisie d’après un thème de Thomas Tallis – prenait de l’ampleur dans les altos, pour ensuite être embrassée par les violons et portée par les violoncelles. Cette œuvre merveilleuse est caractérisée par les magnifiques duos d’altos et de violons qui font penser à des chants populaires, l’alternance entre les sons en mineur et ceux en majeur ainsi que par une sorte de mouvement de houle, croissant et décroissant qui semble ne jamais vouloir prendre fin. L’interprétation claire et distincte des instruments à cordes de l’OPS était un chef-d’œuvre. Au programme ensuite «Quatre tableaux maritimes» de Peter Grimes, une pièce d’une grande force d’expression de Britten, caractérisée par une utilisation intensive des instruments à vent et des percussions, dont la musicalité différenciée était impressionnante. Cette œuvre aux titres imagés – «Aurore», «Une matinée de dimanche» «Clair de lune» et «Tempête» – fait survoler largement l’île britannique, si verte. Sir Marriner aurait difficilement pu trouver mieux pour présenter sa patrie à travers la musique.
En contraste avec les pièces de Williams et Britten, injustement peu connues chez nous, avec la 7e symphonie de Beethoven, Sir Marriner a fait résonner un morceau qui fait partie de l’histoire de la musique. Et ce qui était surprenant, même si on peut pratiquement accompagner Beethoven en chantant, c’était que Sir Marriner a réussi à présenter une œuvre unique, coulant avec douceur, toute dédiée à l’harmonie et offrant l’une ou l’autre expérience auditive tout à fait nouvelle. Il a obtenu tout cela en raccourcissant les pauses entre les mouvements, en décalant certains accents et en soulignant clairement les structures des différents mouvements. Sous sa propre direction, Beethoven a toujours été obligé de répéter le deuxième mouvement.
Sous la baguette de Marriner, une élégie euphorique avec une dynamique merveilleusement différenciée s’est fait entendre. L’augmentation et la diminution du volume des différents groupes d’instruments peut, sans exagération aucune, être définie comme magistrale! Le chef d’orchestre est resté fidèle à l’esprit de tous les mouvements: babillant et joyeux le deuxième, puissant dans sa construction, ne voulant pas finir dans la partie finale, le dernier. Et quand même: La 7e symphonie de Beethoven jouée par l’OPS sous la direction de Sir Marriner était une expérience toute particulière: L’énergie inépuisable du chef d’orchestre lui a permis de garder ses gestes généreux du début jusqu’à la fin pour communiquer ainsi très directement avec l’orchestre. Ce contact direct et cette clarté ont trouvé leur expression dans l’interprétation. Une merveilleuse soirée de concert. Le public en a profité pleinement, c’était évident, mais l’orchestre aussi, et cela se voyait!