La formation d’acteur est un exercice d’humilité

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Julie Brochen, directrice de l’école d’art dramatique et du Théâtre National de Strasbourg (c) Christophe Urbain

Une interview avec Julie Brochen, directrice de l’école d’art dramatique et du Théâtre National de Strasbourg (TNS).

Le TNS, le Théâtre National de Strasbourg est un ensemble architectural du 19e siècle qui, vu de l’extérieur, semble austère. Vu de l’intérieur on s’aperçoit que cet endroit est parfaitement fonctionnel et plein de vie. C’est le deuxième théâtre le plus important de l’hexagone après le théâtre national de Paris. Le TNS  possède également sa propre école d’art dramatique et sa particularité est d’être dirigé par une femme ! Julie Brochen occupe les postes de directrice du théâtre et de son école depuis deux ans et fait un travail en tous points remarquable.

Il existe un phénomène qui s’explique facilement et qui est bien connu : l’esprit d’une institution est déterminé par sa direction. En revanche que cet esprit ait des répercussions sur le public, n’est pas toujours le cas. En ce qui concerne le TNS, c’est pourtant indéniable.

«Bien entendu», comme disait si gentiment Julie Brochen, elle a pris le temps pour cet entretien. On pourrait penser que la directrice s’est installée dans un énorme bureau où il est possible d’organiser des conférences avec un nombre important de personnes. Mais rien de cela. Son bureau ne se trouve pas non plus à l’extrémité d’un long couloir qu’il faut traverser respectueusement d’un bout à l’autre avant d’atteindre son «antre». Son petit bureau, semblable à tous les autres, est coincé entre deux autres petits bureaux et ne consiste en rien d’autre qu’une table, deux chaises et une étagère pleine de livres. Julie Brochen ne ressemble en rien à une directrice et elle ne travaille pas non plus dans un bureau de directrice. Mais elle en est une ! Et on a envie de rajouter : une directrice sortie tout droit d’un livre d’images.

D’emblée, je lui pose la question si elle dirige sa maison dans un esprit plutôt amical.

«Je l’espère» est la réponse souriante de Julie Brochen.

Quand on assiste aux conférences de presse de la directrice ou quand on écoute l’un des discours qu’elle prononce dans le cadre de certaines manifestations officielles, on sait et on sent que c’est effectivement le cas. Une autre de mes questions concerne l’amitié. J’aimerais savoir si l’amitié a de l’importance pour elle.

«Beaucoup» répond-elle au tac au tac. Mais elle relativise rapidement. Elle est parfaitement capable de séparer amitié et travail et il arrive parfois que l’un ne soit pas compatible avec l’autre, précise-t-elle. Elle explique que par le passé, elle a déjà démontré que les limites devaient être claires quitte à mettre un terme à une collaboration. Et s’il fallait, elle recommencerait sans hésiter. Dans tous les cas, c’est l’un de ses principes fondamentaux.

«Les relations que l’on a su créer au cours de sa vie et sur lesquelles on peut compter sont importantes, très importantes, même.» Elle rajoute : «En dehors du fait qu’il est difficile de faire du bon travail dans une ambiance conflictuelle.» Que Julie Brochen avoue si ouvertement cette petite faiblesse la rend justement si aimable !

Elle a prouvé récemment avec une distribution émouvante qu’elle était parfaitement capable de reconnaître les liens importants pour son entourage. Au cours de la dernière saison, Julie Brochen a mis en scène «La cerisaie» de Tchekhov. Elle n’a pas hésité à engager l’octogénaire André Pommarat, le doyen du TNS, qui a pourtant été coupé de sa maison-mère depuis des années.  Tous ceux qui ont assisté à cette représentation ont été impressionnés par la performance de l’acteur ainsi que par l’idée même de lui confier ce rôle.

Une directrice de théâtre, appartenant à la jeune génération, qui fait revenir un homme dans un théâtre qu’il a marqué de son empreinte alors qu’elle fréquentait encore l’école élémentaire. Quel geste ! Quelle poignée de main avec le passé, une poignée de main qui montre le chemin pour l’avenir !

Ce qui définit la direction de Julie Brochen, ce qui la distingue aimerais-je savoir ? Et encore une fois, la réponse ne se fait pas attendre :

«Que je suis une femme !» Voilà qui est bien dit ! Nous sommes en 2010 et on pourrait croire que ce sujet n’a plus lieu d’être. Erreur !  « Je suis la deuxième femme en France à qui on a confié un poste de direction dans un théâtre important. Avant moi, ce fut Muriel Mayette que l’on a engagé pour diriger  la Comédie française. Sur un plan national, nous sommes 5 femmes en tout et pour tout. Juste une poignée, pas plus. C’est toujours difficile de remplir cette fonction : il faut que nous soyons meilleures que les hommes et que nous travaillions plus dur qu’eux. De plus, dans les négociations, notre position est plus difficile. C’est un l’un des aspects de la situation actuelle. L’autre aspect, c’est que j’ai eu ce poste parce que l’époque était propice pour cela et parce qu’on souhaitait justement voir une femme occuper ce poste pour des raisons politico-sociales. J’étais la seule femme que l’on a pressentie pour cette responsabilité, et c’était une chance pour moi. J’en suis parfaitement consciente. »

Cette bipolarité – avoir conscience qu’être femme peut être un inconvénient et une chance en même temps – fascine Julie Brochen. Cette fascination vaut aussi pour d’autres domaines :

«L’existence de l’école dont je devais assurer la direction, en plus de mon poste de directrice de théâtre, était pour moi très motivant.

Enseigner, guider de jeunes gens, les préparer à leur avenir professionnel est visiblement quelque chose que la douce Julie Brochen qui déborde en même temps d’énergie adore. Au cours de notre entretien elle y revient régulièrement.

«Tout ce que nous faisons ici, que ce soit au théâtre ou à l’école est lié d’une façon ou d’une autre. Les acteurs, les metteurs en scène, les décorateurs : ils travaillent tous avec les étudiants et vice versa. Les uns enseignent à l’école, les autres participent aux différentes représentations. Le travail qui est fait avec les étudiants ne cherche pas à apporter des réponses. Il faut plutôt prendre conscience qu’à beaucoup de questions il n’y a tout simplement pas de réponse définitive. Justement, confronté au caractère en devenir d’une jeune personne, à son évolution, on constate, que l’on est amené à se poser beaucoup plus de questions que l’on trouve de réponses. Ce qui est la chose la plus importante pour un jeune acteur, c’est de se connaître soi-même. La formation n’est rien d’autre qu’un exercice d’humilité. Elle doit inciter à chercher et non pas à trouver, elle comporte même le risque de ne jamais trouver de réponse à l’une ou l’autre question que l’on pourrait se poser. On peut apprendre à jouer d’un instrument ou devenir artisan. En revanche, on ne peut apprendre à être acteur, metteur en scène ou décorateur.»

Voilà les paroles prononcées par une femme qui dirige l’école supérieure d’art dramatique de Strasbourg.

Au cours de notre entretien, elle complimente à plusieurs reprises l’un ou l’autre de ses collaborateurs qu’elle considère tous comme exceptionnels, très compétents et hautement qualifiés.

Julie Brochen accorde beaucoup d’importance à la présence du public allemand. A ses yeux, cette présence est primordiale pour la ville de Strasbourg et pour son théâtre, même si les abonnements des spectateurs allemands ne sont pas si nombreux que cela :

«Notre théâtre est géographiquement celui qui est le plus proche de l’Allemagne. Nous sommes à la frontière et il est important de franchir cette frontière en permanence. Oui, il faut que nous la célébrions, même ! »

Faire les choses ensemble, échanger, dépasser les frontières, célébrer la frontière ! « La célébration de la frontière »  il est impossible d’exprimer la relation entre deux régions frontalières de façon plus poétique que cela.

Cette année en tout début de saison, Julie Brochen a franchi les frontières au sens propre du terme: Elle a fait baptiser le lieu de représentations délocalisé du théâtre qui se trouve Rue Jacques Kablé. Ce lieu, mis à disposition aux nouvelles générations d’acteurs porte dorénavant le nom de Klaus Michael Grüber, l’homme de théâtre charismatique allemand. Dans les années  80 et 90, certaines de ses mises en scène ainsi que ses travaux à la Comédie française ont fait grand bruit. Julie Brochen avait tout juste15 ans quand elle a découvert les travaux de Grüber.

«C’était une sorte de révolutionnaire du théâtre qui a éclairé la scène européenne.» expliquant son point de vue sur le travail de Grüber. En donnant son nom à ce lieu qu’elle considère comme un lieu de rencontre, elle voulait émettre un signal fort.

La soirée inaugurale a prouvé que ce fût effectivement un signal très fort, puisque les invités n’étaient pas les moindres : Bruno Ganz, Michel Piccoli, Hanna Schygula, Angela Winkler et Jean Pierre Thibaudat pour ne nommer que quelques-uns uns. Mais il ne faut pas croire qu’on avait déroulé le tapis rouge pour fêter la participation de ces «poids lourds» du monde du théâtre, sûrement pas ! On a assisté à une cérémonie simple au cours de laquelle on s’est souvenu des travaux de Grüber et chacun des invités célèbres a contribué à sa façon à ce travail de mémoire : Schygula a raconté très simplement comment elle a fait connaissance avec Grüber, Angela Winkler a évoqué un souvenir mis en musique. Bruno Ganz s’est simplement incliné devant ce grand homme de théâtre – tous les gestes, toutes les performances faisaient passer la personnalité des artistes en arrière plan ; elles avaient comme seul et unique but de célébrer dignement la mémoire de Klaus Michael Grüber. Une soirée touchante, signée de façon très personnelle et typique par l’inimitable Julie Brochen. Ce geste a certainement fait réaliser aux voisins allemands que le bon théâtre est effectivement capable de franchir les frontières.

La directrice de théâtre raisonne par périodes de trois ans.

«A la fin de chaque année, le programme complet de l’année suivante est fixé. En même temps il faut tenir compte des concours pour les admissions à l’école, qui demandent beaucoup de travail en amont. Chaque saison a en quelque sorte son propre «goût», déterminé par différents «plats». Il faut avoir dégusté le menu en entier pour être capable de juger de sa composition.»

Une jolie métaphore de la part de Julie Brochen pour définir le coté unique de chacune des saisons. Ce qui m’emmène tout naturellement à se poser la question quant au «goût» de la saison 2010/2011.

«Bonne question ! Je pense qu’on pourrait dire en résumé que nous cherchons la modernité dans le répertoire classique. Je trouve que c’est une erreur de débattre autour du vieux et du nouveau. Nous voulons montrer l’actualité et démontrer que des pièces historiques connues comportent elles aussi justement cette dimension actuelle. Alain Françon qui met en scène les trois pièces de Feydeau, va travailler pendant les trois prochaines années avec les élèves du groupe 40 qui viennent  d’intégrer l’école. Et bien entendu, il y aura beaucoup d’autres connexions entre les différentes mises en scène et l’école.»

J’aimerais savoir ce qui rend le TNS unique par rapport aux autres théâtres ?

« Je crois que le théâtre se distingue non seulement par son passé si important mais aussi par le travail exceptionnel que fournit son école. La moitié de notre public a moins de 26 ans. C’est considérable. Je pense vraiment que le travail que nous faisons ici est un travail d’équipe et que chacun y contribue avec beaucoup d’enthousiasme. Que le programme soit très contrasté est à mes yeux également très important, puisque de cette façon tout le monde peut y trouver des sujets qui l’intéressent »

Ma dernière question concerne d’éventuels désirs que Julie Brochen pourrait avoir ou rêverait pour sa maison. La réponse vient immédiatement :

«Bien sur ! Un budget sans restriction serait fantastique et la possibilité d’avoir notre propre troupe. Un vrai ensemble composé d’au moins 15 personnes, y compris des élèves issus de notre école. Un ensemble qui pourrait être dirigé par différents metteurs en scène et non pas uniquement par moi-même.» Et après un tout petit moment de réflexion elle rajoute en riant mais de façon déterminée :

«C’est précisément pour cela  que je suis là !»

Texte traduit de l’allemand par Andrea Isker

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