En janvier, deux productions fondamentalement différentes étaient au programme de l’école du TNS, le conservatoire d’art dramatique du Théâtre National de Strasbourg. Les étudiantes et étudiants en 3e année du groupe 39 ont montré leur savoir faire dans deux mises en scène : «la poule d’eau» de Stanislav Ignacy Witkiewicz et «rien n’aura lieu», une pièce de l’étudiant en dramaturgie Kévin Keiss. Cette dernière a vu le jour après l’étude de «Fuenteovejuna» par les étudiants. Ce texte écrit entre 1612 et 1614 par l’auteur espagnol Lope de Vega raconte la rébellion d’un village : Tout un village déclare avoir commis le meurtre d’un chef militaire. Dans l’impossibilité de désigner un coupable précis, le jugement ne peut être prononcé.
Keiss a réussi à replacer l’action dans un contexte contemporain, mais son texte aurait pu «supporter» quelques coupes. C’est sans doute la grande prévisibilité de l’action qui a incité Keiss à utiliser des stéréotypes et des clichés à foison ce qui a fait paraître le temps long, par moments. De plus, dans sa mise en scène, Amélie Enon a usé et abusé du brouillard artificiel qui a empli la salle pendant toute la soirée, provoquant quelques quintes de toux dans le public. L’effort surhumain qu’il fallait déployer pour reconnaître les personnages à l’arrière de la scène a certainement été la cause de quelques «problèmes de concentration». «Qui peut le plus peut le moins» est un principe louable qu’Enon aurait du suivre….. Ces quelques points négatifs mis à part, c’était du bon théâtre intelligent, présenté par de jeunes gens qui ont eu la possibilité de montrer leurs points forts respectifs.
Le décor signé par Maxime Kurvers était une réussite totale : Il consistait en quelques rangs de chaises qui faisaient face au public. La disposition des chaises à été réorganisée pendant la représentation, quelques unes furent même rangées. Ces chaises et quelques autres rares accessoires ont souligné efficacement l’action sombre, annonçant depuis le début une fin funeste. Les petites sources lumineuses que les acteurs transportaient avec eux étaient du meilleur effet. De plus, cette «idée lumineuse» a créé des espaces supplémentaires.
Le défi majeur de la pièce de Keiss qui oscille entre soumission et rébellion de la société fut le suivant : de très jeunes gens étaient censés incarner de vieux personnages. Suzanne Aubert fut très convaincante dans le rôle de la grand-mère Thérèse tout au long de la soirée.
Benoit Laudenbach incarna parfaitement le Chevalier géant, ne serait-ce que par son physique exceptionnel. Julien Geffroy en Sanael, perçu comme un élément perturbateur par la société fit preuve d’une présence agréable, fraîche et ouverte sur scène; ce sera intéressant de suivre la suite de sa carrière.
Kimberley Biscaino, Chloé Chaudoye, Azéline Cornut, Hugo Eymard, Maxime Kurvers, Lucas Lelièvre et Malvina Morisseau, les mayas, opposant une résistance farouche à la tyrannie du Chevalier ont formé un ensemble incroyablement homogène. Il serait donc injuste, d’oublier de citer de serait-ce qu’un seul nom.
Ce fut donc une soirée offrant de très bonnes prestations d’acteurs, mise en valeur par une bonne mise en scène. Il n’y avait guère que le défi intellectuel de la dramaturgie qui faisait défaut. Mais concernant ce point précis, il est certainement possible d’apporter des améliorations. En retravaillant sa pièce, l’auteur serait en excellente compagnie puisque Friedrich Durrenmatt par exemple, pour ne nommer qu’un seul parmi ses illustres collègues, a presque toujours écrit plusieurs moutures de ses pièces.
L’œuvre «La poule d’au» était non seulement une occasion de découvrir les étudiants du conservatoire, mais elle a offert la possibilité au public de voir cette pièce épatante mais rarement jouée de l’auteur polonais. L’action se déroule juste avant les changements de société déclenchés par la révolution russe; c’est un drame familial qui se situe entre satire de réalité, fiction et absurdité. En toile de fond couve un conflit entre père et fils sur lequel se tend un filet de décadence, de dégoût de la vie, d’envie de vivre, de mépris de l’être humain et de recherche d’identité. Le tout est si astucieusement structuré qu’il n’y a pas de place pour l’ennui : les pensées brillantes se succèdent sans interruption. Et pour couronner le tout, les dialogues oscillent entre le noir le plus profond et les couleurs les plus éclatantes, le rire est étouffé en un clin d’œil et éclate de nouveau quelques instants plus tard, comme par exemple dans la scène initiale: un jeune russe, Jan Parblichenko tue Elisabeth que l’on nomme «poule d’eau» pour se moquer d’elle. Il agit sur ordre de la victime elle-même et commet ce meurtre pour faire quelque chose «d’important» ne serait-ce qu’une fois dans sa vie. Tout à coup, sortant de nulle part un enfant apparaît. Il s’agit de Tadzio, un jeune homme noir magnifique, joué par Mexianu Medenou. Tadzio explique une chose totalement absurde à Jan. Il déclare être le fils d’Elisabeth et que «par conséquent», comprenne qui voudra, il serait à partir de ce moment-là aussi celui de Jan. La spontanéité du jeu de Medenou le rend rapidement très convaincant dans son rôle d’enfant. Tout en étant entouré de gens totalement cinglés, cet enfant et plus tard ce jeune homme est le seul sur qui cette folie ne semble pas avoir d’emprise. Pourtant, il y aurait de quoi, puisque les «fous» qui l’entourent sont nombreux: Il y a la duchesse Alice de Nevermor qui se jette au cou du «père» de Tadzio ne cherchant rien d’autre qu’une autre aventure. Il ne faut pas ne plus oublier le grand-père Sojtek Walpor qui passe son temps à expliquer à son fils Jan que celui-ci n’est qu’un vaurien, et certainement pas l’artiste qu’il aimerait être. La soi-disant mère Elisabeth fait également partie de ces personnages fantasques. Elle réapparaît à la fin de la pièce pour séduire son propre fils qu’elle nie avec véhémence.
Jeanne Cohendy dans le rôle de la duchesse est aussi convaincante en robe de soirée et perruque rouge qu’en robe de chambre en soie, les cheveux en bataille. Elle ne prend pas la vie au sérieux, la vie le lui rend bien : la douleur et le chagrin ne peuvent pas grand-chose contre un caractère comme celui-ci. Le processus du vieillissement du grand-père Wojtek Walpor se déroule de façon remarquable : le tyran cholérique qui maîtrise tout et tout le monde se transforme en vieillard tranquille qui passe son temps à jouer aux cartes. Selin Altiparmak dans le rôle d’Elisabeth en revanche reste éternellement jeune. Elle incarne le pendant logique de Vassili Bertrand alias Jan, qui la tue par balle deux fois dans la même pièce. Le changement de Jan en prenant de l’âge est impressionnant: en vieillissant il ressemble de plus en plus à son père. Finalement, il met fin à sa vie. Ce suicide inspire une réplique grotesque à son père : « Le monde a perdu un grand artiste ! »
Le motif du suicide de Jan n’est pas un quelconque échec. Il serait plutôt à chercher dans la prise de conscience que tout semble se répéter dans la vie et que Jan se sent livré aux forces de ce monde telle une marionnette, incapable de leur résister.
Le décor efficace consiste en quelques rares meubles. De la neige artificielle est répandue sur le sol de la scène: un symbole de la froideur de l’espèce humaine. Trois vieux messieurs faisant partie d’une entreprise théosophique qui sont associés en affaires avec la duchesse sont le clou du décor. Ils sont représentés par des poupées de chiffons que l’on promène partout. Leurs voix sortent de haut-parleurs. Que l’entreprise fasse faillite juste avant que la révolution russe n’éclate, semble logique. Une belle idée de Witkiewicz qui, à l’aide d’une astuce linguistique (que le nom de l’entreprise comporte le mot « Théosophie » n’est pas le fruit du hasard), fait allusion à la relève du christianisme orthodoxe par le communisme. C’est un excellent exemple qui illustre que l’on peut «enterrer» en l’espace d’une seconde tout un univers rien qu’en se servant d’un langage précis et pointu.
Il faut encore citer Anne Lezervant, Jérémie Mabrel, Arthur Michel et Charles Zevaco qui incarnent tous leurs personnages de manière très convaincante, contribuant ainsi à parfaire ce manège de personnages déconcertant.
Une belle soirée de théâtre, enracinée dans la tradition des grands maîtres russes du 19e siècle tout en présageant un avenir lointain.
Texte traduit de l’allemand par Andrea Isker.
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