La première française de l’opéra de Peter Eötvös à Strasbourg
Love and other demons de Peter Eötvös (c) Paul Leclaire
La chevelure rousse coule jusqu’à ses genoux. Son corps blanc est innocent mais en même temps émane de lui, tout au long de la pièce, un grand pouvoir d’attraction. Sierva Maria est une enfant à l’aube de sa vie de femme. Tout en étant humiliée au nom de dieu et dépouillée de son identité, elle arrive à garder son innocence, même dans un couvent colombien du 18e siècle, un endroit qui s’’avère être destructeur pour les âmes.
Aux cotés de Sierva Maria se trouve Peter Cayetano Delaura. Sa mission est d’exorciser la jeune fille atteinte de la rage, suite à une morsure. Bien que l’amour qu’il ressent pour elle l’emporte, il ne peut lui éviter ce rituel cruel par lequel la pièce se termine.
L’œuvre de Peter Eötvös est basée sur un Roman de Gabriel Garcia Márquez. Le livret concluant est signé Kornél Hamvai. Mais une chose est quasiment certaine : aucun d’entre eux, ni le compositeur, ni les auteurs auraient pu imaginer qu’un jour, le contenu de leur œuvre serait d’actualité brûlante.
Au moment de l’écriture du roman, pendant les années 90, les scandales de pédophilie qui ébranlent actuellement l’église catholique étaient passés sous silence. On a abusé de centaines d’enfants, et même si cela n’a pas été fait au nom de dieu, l’entourage s’est rendu aussi coupable que celui de Sierva Maria. Dans « Love and other demons » comme si la pièce voulait faire un pied de nez à la situation actuelle, l’amour du prêtre pour sa jeune protégée devient non seulement compréhensible, mais il est en quelque sorte le seul acte louable.
En plus de cette actualité qui est dans l’air du temps, l’opéra comporte d’autres combustibles sociaux. Qu’est ce que l’identité et qui à le droit de l’enlever à quelqu’un ? Y a-t-il une bonne ou une mauvaise origine ? Jusqu’où va-t-on pour contester les autorités quand on a conscience qu’elles sont dans leur tort ? Cette question se pose en rapport avec le docteur Abrenuncio qui sait que les jours de Sierva Maria sont comptés. Il conseille au père d’essayer d’embellir autant que possible le reste de l’existence de sa fille. Quand il prend conscience que le père, victime d’une sorte de délire religieux préfère confier sa fille plutôt au couvent, l’esprit de contradiction du médecin s’éteint. Ainsi, il se rend coupable au même titre que tous les protagonistes qui agissent activement contre Sierva Maria.
La musique de Peter Eötvös se lie intimement avec la parole chantée. Elle n’est jamais une fin en soi mais toujours au service de l’explication ou des émotions avec lesquelles doivent se débattre les différents caractères. Par moment, cette interprétation limpide fait oublier qu’un orchestre entier est assis dans la fosse. De longs passages ont plutôt la qualité d’un ensemble.
La spontanéité de Sierva Maria est rafraîchissante. Elle l’exprime par de grands sauts vocaux et son propre langage corporel. Elle ne perd son insouciance et renonce à ses sautillements juvéniles qu’au moment où elle commence à aimer. A cet instant, son langage musical change pour passer dans un autre registre. Subitement, sa voix est lyrique, comme si Delaura l’avait inondée d’amour, comme s’il l’avait apprivoisée. A chaque fois que les moments tragiques dominent, le phrasé s’intensifie et le volume augmente de façon dramatique. Au cours de la soirée, chaque personnage reçoit non seulement son propre aria, mais aussi une sorte de couleur spécifique grâce à laquelle il est parfaitement identifiable, même sans suivre l’action sur la scène.
Pour cette première, le compositeur en personne était au pupitre pour diriger l’OPS, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg.
L’orchestre agissait comme s’il entretenait une sorte de complicité avec la musique d’Eötvös et a faisait preuve une fois de plus de la flexibilité de son intelligence et de sa souplesse.
Le décor de Helmut Stürmer, génialement simple et varié, était renforcé par des passages photographiques et filmiques qui permettaient de plonger les murs délités du palais ou ceux du couvent dans des jungles tropicales, dans des séquences de rêves ou alors dans des enchaînements de fonctions cellulaires. Avec ces films, Andu Dumitrescu réussit sans faire d’effort particulier à faire une incursion dans les beaux arts : Il est possible d’interpréter la tempête de neige dans les tropiques, annonciatrice de la mort imminente de la jeune fille de façon aussi concluante que la séquence de rêves, où la jeune femme nue vole dans les airs. Deux parmi plusieurs passages filmiques très réussis, sont celui du chien enragé qui regarde le public avec de grands yeux ou alors celui où des papillons de couleur claire soulignent le désir de liberté et l’innocence de Sierva Maria.
Le triumvirat de l’horreur est formé par Don Toribio, l’évêque de la ville, Josefa Miranda, l’abbesse du couvent et Martina Laborde la meurtrière qui y est retenue. C’est leur fanatisme religieux lové dans une acceptation sociale générale qui est fatal à la jeune Sierva Maria. Leur refoulement de tout ce qui attrait à la sexualité se venge chez eux et chez toutes les nonnes pendant l’acte d’exorcisme auquel est soumise la jeune fille. Tous entrent dans des convulsions extatiques, personne ne contrôle plus rien.
A aucun moment Silviu Purcrete qui signe la mise en scène ne se laisse emporter par un voyeurisme superficiel, même dans le tableau très fort, où l’abbesse barbouille la chemise blanche de l’enfant de sang. On épargne l’ostentation plate de blessures du corps et de l’âme au public ; la souffrance est exprimée par la musique et le texte. Ce n’est pas contradictoire du tout. Au contraire : ces doses homéopathiques influent beaucoup plus subtilement sur le ressenti émotionnel du public que ne le feraient des scènes de tortures et de déchéance physique.
La seule qui reste solidement ancrée au sol, est Dominga Adviento, la belle-mère noire de Sierva Maria. Elle a transmis sa religion de la nature à l’enfant. Celle-ci, exprimée au début par une danse merveilleuse de sa tribu, réconforte l’âme de Sierva Maria pendant ses derniers instants de vie.
Les costumes surréalistes de Helmut Stürmer sont totalement convaincants et renforcent le rapport historique de l’action au lieu et à l’époque.
Un fait rarissime dans le monde de l’opéra : toutes les cantatrices et chanteurs sur la scène étaient du même niveau. Chaque voix était irréprochable, chaque interprétation crédible et touchante. Allison Bell dans le rôle de Sierva Maria peut être considérée comme une distribution de rêve. Non seulement sa voix était un véritable délice, mais c’était surtout son charisme juvénile qui était irrésistible dans ce rôle.
Robert Brubaker qui a joué un Don Ygnacio, prisonnier du passé, Miljenko Turk dans le rôle du Delaura amoureux, André Riemer comme Abrenuncio et Sorin Draniceanu dont la basse limpide se prêta si bien à l’interprétation du rôle de Don Toribio, en plus de leurs aptitudes vocales, ont tous montré un grand talent d’acteur.
Susan Bickley dans le rôle de l’inflexible abbesse Josefa Miranda, Jovita Vaskeviciute dans celui de Dominga de Adviento qui, vêtue d’une grande crinoline blanche et un couvre-chef multicolore, montre d’emblée quelle genre d’écartèlement personnel trouvera sa continuité en la personne de sa belle-fille et finalement Laima Jonutyte dans le rôle de Martina Laborde, à moitié folle, se trouvent comme une sorte de roche originelle des deux cotés de la société : Contraires, mais néanmoins personnellement solides.
Une représentation d’opéra à Strasbourg dans le cadre du Festival Musica réussie à tout point de vue ! A voir et à entendre !
Iannis Xenakis, Oscar Bianchi et Peter Eötvös au Festival Musica
Der Komponist Oscar Bianchi (c) Philippe Stirnweiss
Le 24 septembre dernier, le premier grand concert d’orchestre dans le cadre du Festival Musica était dédié au jeune compositeur Christophe Bertrand, décédé à Strasbourg à l’âge de 29 ans.
C’est peut-être cette circonstance dramatique qui a incité le public à réagir avec davantage de retenue qu’à l’accoutumée. Ou alors était-ce le changement imprévu de programme? D’après les organisateurs, l’œuvre de Johannes Maria Staud « One comparative Meteorology » prévue initialement, a été victime de la grève générale qui avait partiellement paralysé la France la veille. A sa place, on pouvait entendre l’extrait « Peaux » de la composition « Pléiades » d’Iannis Xenakis, une œuvre pour 6 batteurs, écrite en 1978. Ce soir là, ce furent des étudiants du conservatoire strasbourgeois qui l’ont interprétée. Cette composition vieille de 32 ans a indéniablement atteint un âge respectable. Le nombre important de percussionnistes ne peut plus être considérée comme une idée novatrice. Le rythme changeant dans les différentes voix est la caractéristique de l’œuvre et en constitue en même temps le défi artistique. A ce rythme succèdent en alternance des parts à sons uniques qui, à renfort de coups puissants et grâce à la taille importante des instruments, réussissent à faire vibrer la grande salle d’Erasme.
Après ce premier « pilonnage », ce fut au tour du jeune compositeur Oscar Bianchi d’entrer en scène. L’orchestre philharmonique de Radio France a joué cette première « d’Ajna Concerto », écrite en 2009/10. Placé au pupitre, à la place du compositeur, Pascal Rophé a tenu les rennes, tout en restant fidèle à Bianchi. Grâce à ses entrées et à ses indications claires, les musiciens ont bénéficié d’un soutien solide. L’œuvre de Bianchi fait partie d’un cycle traitant des défis humains universels. Dans Anja Concerto, il pose la question de ce qui est juste ou faux. C’est la première fois qu’il a recours à l’appareil sonore historique qu’est le grand orchestre. Son œuvre est facilement identifiable : Les glissandi et ostinatos à répétition imitent le rythme des paroles. Celui-ci ne se perd que vers la fin du morceau dans une sorte d’ambiance songeuse. Mais avant cela, la pièce est parcourue par une agitation, une sorte d’effervescence et un certain mal-être. Un déchirement trouvant son expression dans des structures rythmiques et pas mélodiques est joué, célébré même, tambours battants !
Peter Eötvös (c) Philippe Stirnweiss
Peter Eötvös est un compositeur de la génération précédente. Il fut représenté par son œuvre « Atlantis » datant de l’année 1995. De légères modifications de la partition, un moyen que le compositeur met fréquemment en œuvre, ont permis d’annoncer cette œuvre comme la « première définitive ».
Eötvös a créé une œuvre autour d’un poème de Sánder Weöres. Une composition dense et facilement compréhensible qui vit grâce à la répartition des musiciens dans l’espace. Le compositeur dit lui-même avoir écrit un oratorio pour baryton, voix d’enfant, cymbalum, chœur virtuel et grand orchestre. Dans cette œuvre en trois parties, grâce au positionnement des percussionnistes placés à droite, à gauche et derrière le public, une répartition « à l’envers » des instruments à cordes, les chanteurs placés sur la partie arrière de la scène, ainsi qu’à l’aide de matériel sonore diffusé par des haut-parleurs fixés au dessus de la scène, le compositeur a réussi à entrelacer de façon merveilleuse des expériences orchestrales nouvelles et d’autres plus connues.
Le compositeur utilise le volume de l’instrumentaire élargi à l’intérieur d’une œuvre strictement réglementée. Cela fait fréquemment penser à des structures de concerts classiques. Comme par exemple l’utilisation des deux voix chantées. Christian Miedl a réussi sans problème à faire basculer sa voix de baryton dans les hauteurs d’un ténor. La voix claire d’enfant d’Antoine Erguy, l’un des élèves du chœur d’enfants de Radio France, lui faisait face. Sur des passages relativement longs, le jeune garçon a offert l’innocence infantile comme sur un plat de présentation. Dès à présent, la composition d’Eötvös, située entre des indications locales et des profondeurs de l’âme, peut être considérée comme faisant partie des grands classiques de la scène musicale actuelle.
Le 21 septembre dernier le Festival Musica a ouvert ses portes avec un concert du OPS sous le baguette de Bruno Mantovani à Saverne.
Ce n’est que deux jours plus tard, que le public eut l’occasion d’assister à une autre représentation à Strasbourg qui fut en même temps le coup d’envoi pour le festival dans la capitale alsacienne. Le compositeur et organiste autrichien Wolfgang Mitterer mit en musique le film muet « Nosferatu », une œuvre de Friedrich Wilhelm Murnau, créée en 1921.
Les organisateurs ont trouvé l’endroit parfait pour ce concert : La belle salle de l’université du 19e siècle construite sous l’empereur Guillaume était le théâtre idéal pour cette « symphonie de l’horreur » , titre que donne Mitterer à son œuvre qui accompagne ce film d’épouvante d’une autre époque. Et ce titre est bien trouvé. Tel un magicien, Mitterer renforce justement toutes les émotions qui vous glacent le sang. Il travaille en direct devant un petit orgue électrique, soutenu par du matériel digital qui tisse le fond sonore du film. Même les scènes d’intimité entre le jeune Hutterer et sa femme qui se sacrifie et se donne au vampire pour sauver la ville sont accompagnées par des sons chargés de mauvais pressentiments.
Mitterer n’a jamais permis à son public de se détendre. Il le maintenait plutôt dans une sorte de tension permanente qui allait crescendo. Grâce à son interprétation à couper le souffle, il a réussi à charger ce matériel cinématographique de «l’âge de pierre» de telle sorte que même le public rompu aux dernières techniques et aux effets spéciaux de toutes sortes ne s’est jamais ennuyé, ne serait-ce qu’une seule seconde.
Lors de sa deuxième performance dans la petite « église du bouclier », située à deux pas du centre touristique « Petite France », Mitterer est resté fidèle à son principe d’une tension de plus en plus forte. Il a joué sa dernière œuvre «stop playing», écrite cette année. Cette création ne s’articule qu’autour de sons d’orgue. Le compositeur avait fait des enregistrements en Autriche de trois orgues différents. Le soir du concert, le remix de ces enregistrements a formé l’arrière-fond sonore pour son improvisation à l’orgue.
Sa propre improvisation, au cours de laquelle il a laissé libre cours à ses associations, était « entourée » de deux morceaux de Johann Sébastian Bach, le prélude et une fugue (BWV 522). Une projection sur un écran permettait au public d’observer Mitterer en plein «travail d’orgue». Grâce à cela, il pouvait bien mieux faire la part des choses de ce qui était enregistrements et performance en direct.
Un schéma structurel porte cette œuvre impressionnante jusqu’à sa fin: les augmentations et diminutions de volume permanentes allant jusqu’à la perception physique alternent avec de petits interludes, tous conçus différemment. De temps à autre, des sons qui font penser à la « vraie vie » à l’extérieur s’y mêlent : Le sifflement d’une locomotive à vapeur, des klaxons de voitures et des sirènes lointaines s’efforcent à ramener les pensées de l’auditoire sur le sol des présumées réalités. Quand le son de l’orgue augmente et qu’on entend en même temps en fond sonore une respiration toute en pulsations, on a l’impression que Mitterer donne vie à son instrument. Par moment, sa précision dans le travail fait penser à celui d’un machiniste dans les profondeurs du ventre d’un cargo qui se soucie en permanence de la surveillance et de l’ajustement de ses machines.
Des transitions tout en douceur caractérisent les différentes ambiances, capables de susciter aussi bien des états méditatifs que des angoisses, comme par exemple, quand un bruissement douteux fait naître des associations noires.
Des sons qui semblent arriver à travers un mur ou passer par un filtre sont remplacés par un son d’orgue qui semble se réveiller tout en se rappelant ses qualités sonores originelles.
Les passages brefs, tout en puissance, ne durent qu’un court moment. En un rien de temps, Mitterer transforme son orgue en instrument rythmique. Comme précédemment décrit, à ces passages infernaux, pendant lesquels quelques « âmes sensibles » se bouchent les oreilles, suit de façon prévisible un sautillement léger et joyeux, un jeu avec des sons « au souffle court ». Synthèse et antithèse, sinus et cosinus alternent dans un beau rythme, même si le compositeur conçoit chaque séquence différemment.
Une séquence tendre, initialement conçue comme un petit cluster, commence au bout d’un moment à se comporter comme un troll de montagne capricieux qui finit par se noyer dans le nuage de sons qu’il a provoqué lui-même. Des effets électroniques soulignent cette entreprise destructrice. Finalement ce sont des fragments sonores, transparents et ballottants, soutenus par un tendre corset de basses, qui prennent la relève.
Les torrents sonores de Mitterer emplissent la salle jusqu’au dernier petit recoin. Ils s’en emparent physiquement et la mènent au bord de la rupture. Dans le decrescendo qui suit, on reconnaît à nouveau un schéma sonore ressemblant aux pulsations d’un cœur humain.
En introduction de l’œuvre de Mitterer, a été joué un morceau de Bach qui semblait terreux, presque cahotant et qui avait du mal à avancer. A présent, celui-ci paraissait beaucoup plus léger et enlevé. L’œuvre intercalée de Mitterer lui avait fait pousser des ailes et ce petit morceau de Bach finissait presque par s’enfuir en laissant l’orgue derrière lui.
Une manœuvre stratégique astucieuse, avec un clin d’œil suffisant pour la postmoderne qui, au regard des visages satisfaits des autres critiques, fonctionnait à merveille. Chapeau Monsieur Mitterer !
Interview avec le compositeur autrichien Wolfgang Mitterer, réalisée à l’occasion de son séjour à Strasbourg pendant le Festival Musica. Monsieur Mitterer, êtes-vous déjà venu au Festival Musica à Strasbourg ?
Oui, il y a deux ans, avec l’opéra « Massacre » et une performance en solo. Et le « Remix Ensemble » originaire de Porto a joué l’une de mes pièces ici : « go next ».
Cette fois-ci, vous êtes venu avec votre composition écrite en 2001 pour accompagner le film muet Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau et un travail tout récent, « Stop playing » qui date de cette année.
La musique pour Nosferatu était une commande du Konzerthaus de Vienne. Leur grand orgue s’y prêtait merveilleusement. Ici à Strasbourg je travaille sur un petit orgue électrique, un orgue « Fake ». Mais je compense son manque de profondeur avec l’aide de l’électronique. Je trouve que la salle est un lieu idéal pour le film. Dans le film il y a une scène où un vieux professeur d’université explique le miracle des plantes carnivores à ses étudiants. Là il y a un merveilleux rapport à la vieille, vénérable université strasbourgeoise. En ce qui concerne l’acoustique, en revanche, c’est plus difficile, car il faut équilibrer une résonnance de presque 6 secondes. Je saurai si c’est faisable ce soir, car avant que les 600 personnes ne soient dans la salle, je ne peux pas l’essayer.
Est-ce que « Nosferatu » a déjà été joué par quelqu’un d’autre avec votre notation ?
Jusqu’ici, Nosferatu a eu plusieurs accompagnateurs musicaux, mais il n’y a que moi qui joue ma propre partition. Je ne sais même pas si quelqu’un d’autre serait capable d’intégrer l’électronique à ce point. Cette œuvre laisse toujours une part ouverte à l’interprétation, même pour moi. C’est effectivement à chaque fois un peu différent.
Combien de fois l’avez-vous jouée jusqu’ici ?
Une dizaine de fois, je pense.
Est-ce que vous avez pu constater des différences concernant la réaction du public ?
Oui, c’est possible. Mais cela dépend du nombre de personnes présentes dans la salle. Un autre critère est celui du remplissage. Si la salle est pleine ou pas. C’est tout à fait différent de jouer dans une salle où se trouvent 1800 personnes qui se portent, les unes les autres et qui ont le sentiment de participer à un évènement. Ou alors si l’on se trouve devant une salle à moitié vide où les gens se demandent ce que cela peut bien être, étant donné que la salle est à moitié vide, justement. Cela à un rapport avec la psychologie. Quand j’ai la possibilité de distribuer des haut-parleurs dans la salle pour ainsi dire « masser » les gens avec les basses et quand un orgue puissant s’y rajoute, certaines personnes commencent à avoir peur. Mais le silence qui suit est d’autant plus profond et important. Mais cela dépend effectivement beaucoup du lieu et du public et aussi de mon propre état, même si c’est la chose la moins perceptible pour les gens.
De temps à autre, certains instruments trop petits ont un son ennuyeux. Bien entendu, on ne peut pas les comparer avec un grand orgue d’église. Mais l’électronique me permet de compenser cette différence. Je travaille aussi avec des œuvres qui ne sont pas totalement écrites, elles n’ont qu’une structure de fond à laquelle j’ajoute une improvisation. Ceci me permet aussi de m’adapter aux différents lieux et d’en tirer le meilleur parti.
Quand on lit les informations sur votre page internet et qu’on voit la liste de vos œuvres on ne peut pas faire autrement que de se demander : « Mais quand est-ce que cet homme dort ? »
Bien sur que je dors ! Mais je ne sais pas vraiment combien de morceaux j’ai écrit jusqu’ici. Je travaille beaucoup sur commande. Je ne peux pas me permettre d’écrire un opéra pour le mettre dans un tiroir ensuite. Pour écrire un opéra je mets un à deux ans, vous pouvez donc vous rendre compte que ce serait impossible. Et en plus, une fois l’opéra fini, on ne trouve personne pour le jouer. En ce qui me concerne, c’est différent : un directeur ou un intendant me pose la question si telle ou telle chose m’intéresserait ou me plairait et je travaille exactement dans ce sens. Parallèlement, je fais des recherches en permanence qui viennent enrichir ces travaux.
Préférez-vous travailler seul ou est-ce que vous trouvez le travail avec un orchestre, un chœur ou un ensemble plus satisfaisant ?
Un compositeur est seul la plupart du temps. Et un organiste aussi. J’aime énormément les improvisations libres en compagnie d’un trio ou d’un quartette. Dans ces cas-là on ne pense pas, si on doit faire telle ou telle chose, mais on sent ce qui va parfaitement. Et je peux m’adonner totalement à ce travail et avancer pas à pas – jusqu’à ce que je sois un état de transe. Quand je travaille avec de grandes formations, comme par exemple pour le « Turmbau zu Babel » qui a été joué dans le stade de foot de Linz, où 16 chefs d’orchestre et leurs chœurs ont collaboré, c’est quelque chose de fondamentalement différent. Dans ce cas, il faut que ma structure soit précise, sinon, rien qu’au niveau de la logistique, ce serait infaisable. Et je ne peux pas non plus demander aux gens qui font partie d’une chorale d’église, et qui ont parfois du mal à déchiffrer une partition, de travailler sur une partition compliquée. Dans ce cas de figure, tout en composant, je me retrouvais d’une certaine façon comme en train de voler au-dessus des évènements pour imaginer très précisément de quelle façon cela fonctionnerait. Quand je travaille pour un orchestre, je n’aime pas que le tromboniste n’intervienne que pour 3 mesures par exemple. Cela veut dire, qu’il faut qu’il compte 300 mesures jusqu’à ce que ce soit son tour et qu’ensuite, il s’ennuie. Je pense que non seulement c’est du gâchis et qu’on peut le supprimer dès le départ pour faire des économies. Cela a aussi un rapport avec de l’énergie perdue. Je trouve qu’il faut entendre l’énergie qui émane des musiciens. Quand 20 % des musiciens d’un orchestre ne participent pas, on le sent, car le flux d’énergie est différent.
Vous êtes – comme nous tous – entouré en permanence par des bruits.
Oui, comme par exemple à ce moment même, où l’on entend passer le tram.
Juste. Mais je pense qu’en plus de tout cela vous devez porter des sons dans votre tête avec lesquels vous êtes en train de travailler. Qu’est ce que le silence pour vous et est-ce que vous le vivez vraiment comme tel ?
Bien sur, comme tout être humain. Quand je suis en pleine nature, je suis ravi du silence. Quand je n’entends que du vent ou le bruit de l’eau, c’est du repos pour moi. Mais je crois aussi que la meilleure façon de faire de la musique, c’est de la faire en silence. Quand je prends par exemple une partition pour la lire dans le tempo et je fais dérouler la musique à l’intérieur de moi, j’en profite parfois davantage que dans une salle de concert. Dans une salle de concert, où j’ai le parfum de ma voisine dans le nez ou que la cantatrice connaît des problèmes avec sa coiffure. Je suis convaincu que chaque auditeur porte sa propre musique dans la tête, que ce qui se passe dans sa tête est différent chez chaque personne quand elle écoute de la musique. Cela dépend, si ce sont des amateurs ou des critiques de concerts, ces derniers étant convaincus d’être toujours obligés de tout comprendre.
Vous préférez les amateurs aux critiques alors ?
Dans ces cas-là je dis : bien ouvert ou bien savant. Tout ce qui est entre les deux, est difficile. Quelqu’un qui joue du free jazz entendra une œuvre autrement qu’un collègue compositeur.
Vous faites une grande différence entre la musique nouvelle et la musique contemporaine.
Oui, car la musique contemporaine de nos jours n’est plus obligatoirement nouvelle. Tout ce qui est déjà vieux de quelques années et que l’on a déjà entendu, n’est plus nouveau. La nouvelle musique apporte toujours une expérience auditive nouvelle, jamais encore vécue. Un jour j’étais très étonné quand un chanteur a mis Alban Berg dans le rang des compositeurs contemporains. Cela n’a plus rien à voir avec de la musique contemporaine. Quand on pense ce qui s’est passé rien que dans le domaine de la musique « POP » depuis les années 80. Entre les années cinquante et quatre vingt on a pratiquement toujours joué avec de vrais musiciens, ce qui est différent aujourd’hui. En ce qui concerne la construction des instruments, depuis une centaine d’années rien n’a vraiment changé. Dans le domaine de la technologie en revanche, beaucoup de choses ont évolué. L’électronique offre des possibilités nouvelles de faire de la musique. Elle permet de faire une « robe » sur mesure pour la musique. Je considère même que les compositeurs du spectralisme ne font plus non plus partie de la musique nouvelle. (N.B. La musique spectrale a connu son heure de gloire pendant les années 70 et après. Elle prenait en considération les sons supérieurs et parallèlement à cela la modification des couleurs des sons et de leurs structures.)
La nouvelle musique est passionnante parce que les critiques manquent de possibilités de comparaison. Pour faire naître des choses nouvelles, il est primordial que des lieux, où l’on organise des festivals pour la nouvelle musique, continuent à exister. Sans eux, aucune évolution n’est possible. Ce qui est également important pour moi, c’est de réussir à enthousiasmer les jeunes pour les nouveautés, pour des choses jamais entendues. Mais je ne suis pas un artiste moderne, car quand je pense que l’on considère Madonna comme une artiste, je ne veux pas en être un.
Qu’êtes-vous donc ?
Je suis compositeur. Un écrivain dirait qu’il est écrivain et non pas artiste. Je crois qu’il y a des confusions au niveau de la terminologie, la définition du terme est mal interprétée.
Vous êtes considéré comme quelqu’un qui nage à contre-courant. Est-ce que vous vous voyez également comme tel ?
Je crois qu’il est impossible de m’attribuer un style particulier. Je trouve intéressant de créer certains clichés pour ensuite les retourner ou les faire tomber. C’est une méthode dont on se servait déjà au baroque et plus tard, pendant le romantisme. Se détacher des traditions, jouer avec cela, expérimenter jusqu’où il est possible d’aller avec tout cela et de voir quelles associations naissent en même temps, c’est simplement passionnant.
Avez-vous des envies ou des projets à moyen ou long terme ?
Je pense que j’ai atteint tout ce qui est possible d’atteindre dans mon métier et j’ai donc à ce niveau-là pas d’envies particulières. Bien sur, si on jouait l’un de mes opéras à l’opéra de Sydney, ce serait génial, mais ce n’est pas indispensable pour satisfaire mon égo. D’un point de vue artistique, c’est la question de la notation qui reste totalement ouverte à mes yeux. La question concernant les têtes de notes devrait être complètement redéfinie. Car, quand je prends une écriture courante des années 90, la musique qui en résulte ne peut être qu’une musique des années 90. Pour moi personnellement, c’est un défi artistique.
Il n’y a vraiment rien que vous désireriez ?
En effet, je que j’aimerais faire un jour, c’est renouveler les brefs interludes musicaux pendant les matchs de hockey sur glace au canada, étant donné que ces interludes sont joués à l’orgue.
Vous vous intéressez au hockey sur glace ?
Non, pas du tout, mais il serait temps de faire quelque chose de totalement nouveau !