Les choses n’arrivent jamais comme prévu! C’est ainsi que l’on pourrait intituler le concert du 31 mars au « Palais de la musique et des congrès » à Strasbourg : Quelques heures avant la représentation, la soliste de la deuxième partie de soirée, la pianiste Mihaela Ursuleasa, fut victime d’un malaise. Elle était censée jouer la Rhapsodie de Sergei Rachmaninov, composée d’après un thème de Paganini. Bien entendu, trouver un remplaçant pour cette partie au pied levé fut mission impossible.
Mais parfois, les solutions les plus simples s’avèrent être les meilleures : Sébastien Giot, premier hautbois de l’orchestre a spontanément proposé de « dépanner » avec le concerto pour hautbois et orchestre op. 314 de Mozart. Giot qui avait déjà donné ce concert en janvier à l’église à Obernai, n’a pas seulement prouvé qu’il possède des nerfs d’acier, mais il a démontré son talent de musicien exceptionnel une fois de plus. L’orchestre, « épuré » pour le concerto de Mozart, n’avait eu que très peu de temps « d’échauffement » avec l’invité de la soirée, le chef d’orchestre Kirill Karabits. Il se fiait donc à la version élaborée avec Geoffrey Styles et accompagnait Giot qui jouait, comme si sa vie en dépendait, avec une sensibilité hors du commun. Jamais les musiciens n’ont cédé à la tentation de « surpasser » le fin hautbois français de Giot, bien au contraire : Ils s’accordaient totalement avec le style de musique de chambre de l’œuvre. Un défi difficile à relever dans la grande salle Erasme, mais, en l’occurrence, un défi réussi : Giot a convaincu le public grâce à sa façon chantante de guider l’ensemble, grâce à sa capacité respiratoire hors du commun ainsi que sa virtuosité vertigineuse. La magie de sa façon d’être, son coté frais et juvénile ont a opéré au même titre que son professionnalisme musical dont il pouvait faire preuve, cette fois-ci, comme soliste face à un grand auditoire.
Si incroyable que cela puisse paraître, a coté de son interprétation, les grandes œuvres d’orchestre de la soirée devaient se contenter d’être un joli « cadre ». Initialement, pour célébrer l’année de l’amitié franco-russe, le programme prévu pour la soirée devait être entièrement dédié aux compositeurs russes. Dans la première partie de la soirée, dans les danses polovtsiennes de l’opéra « Price Igor » d’Alexandre Borodine, on pouvait entendre le chœur de l’orchestre sous la direction de Catherine Bolzinger. Les mélodies célèbres de Borodine qui était principalement médecin et chercheur, et non pas compositeur, ont marqué l’interprétation de Karabits qui, au profit d’un volume sonore général, a laissé les détails de coté. Carmina Burana de Carl Orff, créée pourtant 65 ans plus tard, est si proche l’univers sonore de Borodine qu’elle lui est presque comparable. Pour cette raison, « Carmina Burana » et l’œuvre de Borodine sont souvent jouées le même soir. Dans le cas présent, le choix pour clore cette soirée s’était porté sur la 4e symphonie de Tchaïkovski. Cette œuvre est très exigeante pour l’ensemble des instruments à vent qui se sont acquittés de leur tâche avec bravoure. Cette fois-ci, le public avait pris davantage conscience qui donnait vraiment vie au hautbois dans l’ensemble du corps sonore. Karabits dirigea avec un enthousiasme et une verve visibles. Il a même su accueillir les applaudissements enthousiastes entre les différents mouvements et à l’occasion d’une pause générale avec un beau sourire en direction du public, bien que ce genre de manifestations soit habituellement ressenties comme gênantes.
Cette soirée mouvementée – en partie à cause de la présence d’un public très jeune et nombreux – aux tournures surprenantes a prouvé que les auditrices et auditeurs savent aussi rendre hommage aux sons très doux, à peine perceptibles.
L’ensemble Europa Galante, spécialiste de la musique baroque, a été invité avec son chef d’orchestre Fabio Biondi et la mezzo-soprano Vivica Genaux par l’OPS (l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg) à Strasbourg.
La soirée entièrement dédiée aux œuvres d’Antonio Vivaldi était un enchantement : De la musique baroque, manifestement interprétée avec beaucoup de joie de vivre et une grande envie de faire de la musique. La soliste Vivica Genaux, née en Alaska, vit actuellement en Italie. Avec sa voix qui semble appartenir à un autre temps elle a ensorcelé le public. Elle chantait les arias, plus que périlleux pour le commun des mortels, avec une aisance sans égal. Avec sa voix douce et chaude dans les aiguës aussi bien que dans les basses elle déclencha des manifestations d’enthousiasme chez un public conquis. Sa technique lui permettant d’utiliser sa voix comme un instrument, est impressionnante. Chaque nuance, aussi infime soit-elle, sort clairement. Chaque son, aussi court soit-il, est parfaitement audible, comme par exemple dans les innombrables trilles où les gammes montantes ou descendantes forment des frisottis, des boucles ou de petites coquilles de façon quasi photographique. La voix de Genaux forme un tout avec l’orchestre qui est d’une harmonie telle, qu’on a du mal à croire que 15 musiciens ET une cantatrice se produisent sur la scène.
La comparaison avec un feu d’artifice de musique baroque est bien trouvée. « Pyrotechnics » est le titre du CD enregistré par Europa Galante avec Vivica Genaux sous la direction de Fabio Biondi. Le feu d’artifice d’une voix qui, et c’est tout à l’honneur de la cantatrice, ne sonne jamais artificielle. On a plutôt l’impression que le don de s’exprimer de cette façon a été mis dans le berceau de l’artiste, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde : A sa façon inimitable, avec une sensibilité vocale sans égale, elle sait exprimer la joie débordante, la soif de vengeance ; elle sait se donner du courage et se perdre dans un chagrin d’amour. Tant et si bien que la traduction du texte est superflue : on comprend et on ressent parfaitement quels sentiments et émotions Vivaldi voulait exprimer dans ses arias. Il est impossible d’imaginer d’entendre chanter cette artiste sans avoir la chair de poule. A moins qu’il s’agisse d’une personne sourde, ou alors totalement dépourvue de sentiments.
Vivica Genaux est un cadeau du ciel pour tout ensemble de musique baroque, comme Europa Galante est un cadeau providentiel pour toute soliste. Que les deux se sont trouvés est avant tout un cadeau merveilleux pour le public.
Fabio Biondi est en même temps le premier violon de son ensemble qui joue – le violoncelliste, le luthiste et la claveciniste mis à part – debout. Sa joie irrésistiblement contagieuse entraîne tous les interprètes. La merveilleuse image des musiciennes et musiciens, qui, tout sourire, s’entraînent, s’encouragent et se soutiennent mutuellement restera gravé dans les esprits pendant encore très longtemps. Grâce à l’interprétation de Biondi, l’œuvre de Vivaldi gagne en couleurs, car le chef d’orchestre Biondi, soutenu par son ensemble, sait exprimer toutes les nuances de la palette : du noir le plus opaque au blanc éclatant en passant par des scintillements dorés jusqu’au pourpre profond.
Entre ces deux concerts, donnés le même jour, Genaux se préparait pour la prestation suivante en coulisses. Ce soir-là, les musiciennes et musiciens avaient l’occasion de montrer que non seulement ils aiment faire de la musique mais qu’ils la pratiquent au plus haut niveau. C’était la soirée de toutes les performances, au niveau de l’interprétation aussi bien qu’au niveau de la création. Quelques uns des morceaux qu’on pouvait entendre n’ont encore jamais été enregistrés, ce qui signifie, qu’il n’existe pas de référence pour les œuvres en question.
Les duos exigeants pour violons, les accompagnements furieux des violoncelles, sans oublier la tendre voix du clavecin, si typique pour cette musique, ont donné une belle occasion aux musiciennes et musiciens de faire valoir leur savoir-faire exceptionnel. La basse sublime, s’ancrant profondément dans l’ouïe formait un contraste merveilleux avec le luth, tout en finesse. Celui-ci a été particulièrement mis en valeur dans le supplément, un morceau de l’opéra « La Tenaide ». Cette œuvre a permis au public de prendre toute la mesure de la sensibilité musicale de l’ensemble, puisque c’étaient les pizzicati, donc les pincements de cordes, qui accompagnaient l’aria dans son intégralité. Un véritable écrin pour la voix de Genaux, qui se posait tel un collier de perles sur les chuchotis des instruments à cordes.
Les arias, écrits par Vivaldi pour différentes cantatrices, connaissaient leur heure de gloire pendant les jeunes années du compositeur dans toute l’Europe. Des années plus tard, son style étant de moins en moins demandé en Italie, Vivaldi déménagea à l’âge de 63 ans à Vienne pour tenter de réussir à la cour de Charles VI. Mais l’empereur décéda en 1740, l’année de l’arrivée de Vivaldi, ce qui était un revers sérieux pour le compositeur. De santé fragile, sans perspective d’un succès proche, Vivaldi mourra dans la misère en 1741 à Vienne. Le fait que, parmi les petits chanteurs qui devaient chanter le Requiem pour la circonstance, se trouvait un certain Joseph Haydn, alors âgé de 9 ans, était peut-être une sorte de passation de relais prévu par le destin. Penser qu’aujourd’hui Vivaldi fait partie des compositeurs baroques les plus joués au monde, et se souvenir de sa fin malheureuse peut rendre mélancolique. Ce qui est réconfortant par contre, c’est le fait que sa belle musique, la musique qui touche les cœurs, est immortelle.
Europa Galante et Vivica Genaux font dores et déjà partie de cette catégorie – la preuve en est cette soirée à Strasbourg !
Les concerts de l’OPS, de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg offrent à son public non seulement la possibilité de découvrir des morceaux rares du répertoire pour orchestre, mais ils lui présentent aussi un concentré de jeunes pianistes. Après Andreas Haefliger et Evgeny Kissin, le concert du 10 mars dernier était dédié au jeune Nikolaï Tokarev. Fin mars on pourra entendre le chinois Yundi Li et en avril on découvrira Simon Tropceski, né en Macédoine. Une occasion unique pour le public strasbourgeois de comparer tous ces jeunes talents dont les carrières respectives démarrent en trombe.
Le 10 mars, Marc Albrecht, le directeur artistique de l’OPS a tenu la baguette en personne. Avec la Suite opus 11, la musique de scène écrite pour « Beaucoup de bruit pour rien » de Shakespeare, composée par l’autrichien Erich Wolfgang Korngold, Albrecht a fait en sorte que les oreilles du public s’ouvrent en grand. Cette belle œuvre que l’on a rarement l’occasion d’entendre, juxtapose en 5 petits mouvements une belle musique scénique, très narrative et riche en images. L’interprétation se contente d’un petit orchestre de salon. Dans les années 30, Erich Wolfgang Korngold a composé des musiques de film pour les grands studios hollywoodiens. Mais auparavant, il s’était fait remarquer à Vienne avec des œuvres plus importantes, comme son opéra « La ville morte » par exemple. Ensuite, au cours du siècle dernier, Korngold était pratiquement tombé dans oubli. Ayant pris la nationalité américaine, après la fin de la 2e guerre mondiale, à son retour en Autriche, il a du faire face à un certain nombre de préjugés. A cette époque, un compositeur qui ne travaillait pas selon la technique atonale, alors très en vogue, n’était tout simplement pas crédible. Mais depuis quelques années on observe une sorte de résurrection de Korngold, et à juste titre !
En portant son choix sur la « Suite » et la seule symphonie écrite par le compositeur, Marc Albrecht a réussi à donner un aperçu resserré des créations d’un spectre pourtant très large de ce compositeur intéressant.
Cette mélodie douce et magnifique du début mue en une musique sautillante et berçante, portée par les instruments à cordes. Elle illustre parfaitement l’intention de Korngold de concevoir sa musique dans le but de souligner l’action qui se déroule sur la scène. Les sons viennois des instruments à cordes en mesures à quatre-quatre ont donné encore une fois la possibilité au premier violoncelliste Alexander Somov de montrer son savoir-faire. Le son doux de son violoncelle et son intense vibrato traduisaient à merveille les émois de la jeune mariée dans la chambre nuptiale. Au cours du dernier mouvement, Somov faisait chanter son violoncelle encore une fois pour porter l’amour de Béatrice et Bénédict dans la grande salle. On pouvait entendre très distinctement les parallèles avec « Somewhere » dans « West-Side-Story », l’œuvre de Leonard Bernstein. Les influences musicales américaines devenaient, du coup, évidentes. La fin du premier mouvement avec son intonation très pointue, faisant « foncer » tous les instruments, et tout particulièrement les cors, pour ensuite s’effondrer en quelques mesures très lentes a carrément récolté un éclat de rire avec sa « convulsion » de la toute dernière mesure. Une belle interprétation de l’OPS, encore une fois merveilleusement bien analysée et dirigée par Marc Albrecht.
La jeune star montante moscovite, Nikolai Tokarev, qui bat tous les records d’audience parmi les jeunes gens au Japon, a osé s’approcher du concerto pour piano et orchestre n° 1 de Sergei Rachmaninoff. C’était une tempête, martèlement, une chasse infernale et une telle sauvagerie qu’on ne savait plus où on en était. Ce morceau n’est pas seulement d’une très grande exigence technique pour un pianiste, il cache aussi d’autres obstacles. Au premier mouvement, le soliste est obligé de lutter contre appareil sonore très annoté ? de tout l’orchestre pour ne pas sombrer. Dans son solo, néanmoins, Tokarev a remplacé immédiatement l’ensemble de l’orchestre à lui tout seul. Grâce au volume impressionnant de son piano, appuyé par les nombreux accords, c’était comme s’il jouait avec 20 doigts. Pendant le deuxième mouvement bien que moins exigeant d’un point de vue rapidité, il n’y a guère de repos pour le pianiste, car sa partie est vraiment prédominante. La fin du mouvement, où le son des autres instruments résonne encore pendant très longtemps, est magique. Pendant le troisième mouvement, très mélancolique, l’orchestre soutient le piano davantage. Tokarev maîtrise les nombreux passages qui exigent une grande virtuosité, sans problème, sans même donner l’impression qu’il est en train de jouer l’un des morceaux les plus difficiles pour piano qui existent. Son bis de Chopin, un nocturne op. post., opposait en plus une grande sensibilité à sa fulminante technique qu’on n’attendait pas vraiment. Le nocturne en do mineur, publié après la mort du maître, était destiné à faire une sorte de contrepoids pour rétablir l’équilibre par rapport aux prouesses techniques folles de l’œuvre de Rachmaninoff. Cette œuvre est devenue vraiment célèbre grâce au film de Polanski « Le pianiste », la version cinématographique de l’autobiographie « Ma vie merveilleuse » de Wladyslaw Szpilmann, qui a survécu aux horreurs des camps. On est en droit de se poser la question, comment Tokarev interprétera cette œuvre dans 10 ou 20 ans, quand il aura acquis sa propre expérience de la vie qui trouvera alors des résonnances dans son jeu.
Pour clore cette soirée, Marc Albrecht avait choisi, comme indiqué au début, l’unique symphonie de Korngold. Une œuvre très complexe et mélancolique en quatre mouvements qui dure presque une heure. Ce morceau avec ses superbes mélodies privilégie certains groupes d’instruments, leur donnant une belle occasion de s’exprimer. C’est le cas notamment des flûtistes, menés par Sandrine François qui a déjà prouvé à plusieurs reprises son savoir-faire, sa musicalité et la solidité de ses nerfs au cours de cette saison. Mais aussi les premiers violons, les altistes et les violoncellistes pouvaient s’exprimer pleinement. Marc Albrecht a dirigé cette œuvre avec un soutien transparent et un enthousiasme évident. Ce que l’on ressent pour décrire l’ambiance qui règne tout au long de cette symphonie de Korngold pourrait ressembler….. à se baigner, voir patauger jusqu’au cou dans la…. dépression ! Les passages tempétueux et furieux de l’œuvre n’ont rien à envier à Rachmaninoff à qui elle a succédé. Les sombres boucles sans fin qui tournent sans cesse autour de leur propre axe laissent, juste avant que l’on ne se noie dans la mélancolie, entrevoir une lueur d’espoir. Le compositeur ne fait régner une ambiance un peu plus légère et dansante qu’au dernier mouvement, bien que celui-ci rappelle en son milieu encore une fois toutes les profondeurs mélancoliques des mouvements précédents. Korngold était tout à fait capable d’instrumentaliser l’ensemble des techniques modernes pour instruments à cordes. Le passage dans le dernier mouvement où les cordes sont respectivement jouées, pincées et martelées l’illustre merveilleusement bien. En alternant ces techniques très rapidement, un nombre incroyable de sons sortent des instruments. La fin de la symphonie est fulminante et fait parfois penser à Strauss.
Les solistes de l’OPS se sont illustrés une fois de plus, et l’ensemble de l’orchestre a brillé dans les parties orchestrales qui exigent une grande sensibilité de la part des musiciennes et musiciens.
A titre d’information pour tous ceux à qui nous avons donné envie d’écouter ces deux œuvres de Korngold: Ces prochains jours, Marc Albrecht va enregistrer la Suite et la symphonie avec l’OPS. Par la suite, vous pourrez trouver ce CD sous le label « Penta Tone Classics ».
Avec ce choix, le chef d’orchestre n’a pas seulement proposé une interprétation qui allait tout droit au cœur et aux oreilles. Il a su démontrer aussi à quel point certains passages des trois œuvres sont comparables. Les passages lyriques de la Suite tout comme ceux, tempétueux, de la Symphonie, étaient déjà présents de façon « compactée » chez Rachmaninoff et continuent encore à exercer leur influence un demi-siècle plus tard ! Cette comparaison fera peut-être changer d’avis à tous ceux qui, jusqu’ici, ont sous-estimé Korngold.
Die Pianistin Brigitte Engerer (c) Anton Solomoukha
Brigitte Engerer, une pianiste qui depuis des années s’est constituée un solide cercle d’admirateurs dans cette ville, s’est produite dans le cadre d’un concert spécial de l’OPS à Strasbourg.
Les œuvres de Chopin, Tchaïkovski, Rubinstein, Chostakovitch et Skriabine étaient au programme ainsi qu’en prime quelques suppléments, dont un morceau de Schubert particulièrement remarqué et remarquable.
Cette soirée avait un intérêt très particulier, car, une semaine avant, Evgeny Kissin a été invité dans la grande salle « Erasme ». Lui aussi a joué des œuvres de Chopin. Que les deux artistes appartiennent à des univers totalement différents était évident en écoutant leurs deux prestations. Kissin vit ses émotions totalement et les exprime, alors qu’Engerer joue dans un style qui privilégie de belles mélodies et une harmonie générale. On pourrait définir sa musique comme une musique de salon, destinée à réjouir l’auditoire en mettant sa beauté en avant, sans accentuer les aspérités inhérentes à l’œuvre. Le jeu de Kissin qui fait partie de la plus jeune génération semble déborder d’émotion, alors que la prestation d’Engerer est épurée et descriptive. Quelques sombres passages dans les sept nocturnes étaient esquissés, jamais explicitement soulignés. La pianiste ne proposait pas non plus une interprétation personnelle de « l’Album d’enfants » de Tchaïkovski. L’artiste respectait plutôt strictement le tempo et les indications de volume du compositeur, soulignant ainsi le coté instructif de l’œuvre.
Le véritable amour et la force d’Engerer trouvaient leur expression dans des pièces de musique telle que la polka de Chostakovitch qui est basée sur un rythme de danse. Fraîche et libre, sans coté dramatique exagéré, sans ombrages sombres, elle livrait à cette occasion et surtout lors des rappels le genre de prestation que le public français apprécie tant. Elle jouait de façon impressionnante, et non seulement d’un point de vue technique, la « Nocturne pour main gauche » écrite par Skriabine dont le médecin lui avait conseillé de ne pas utiliser la main droite. Sa Schubert-Liszt-paraphrase allait directement au cœur du public.
Un concert de piano qui semblait appartenir à une autre époque.
La direction de l’OPS a réussi un autre coup de génie en engageant ses deux invités pour le double-concert du 25 et 26 février : le chef d’orchestre russe Vassily Sinaisky et le soliste, le violoncelliste berlinois Alban Gerhardt. Leur interprétation, en collaboration avec l’OPS, du concerto pour violoncelle opus 104 d’Antonin Dvorak a forcé le plus grand respect à tous.
Le chef d’orchestre, Vassily Sinaisky a indéniablement privilégié la qualité des rapports qu’il entretenait avec les musiciens : Il les encourageait avec des gestes et des regards cordiaux et chaleureux, voir plus que cela! Devant son pupitre il agissait en quelque sorte comme « Primus inter pares ». La prestation extraordinaire que l’OPS a montrée à cette occasion est très certainement due à son savoir faire, mais aussi, et peut-être surtout, à son charisme et sa façon de travailler avec les musiciennes et musiciens. Ce soir-là, le public a pris conscience, à quel point il peut être réjouissant de faire partie d’un orchestre.
Le concerto pour violoncelle d’Antonin Dvorak a donné l’occasion à Alban Gerhardt de montrer ce que ça veut dire, que de faire de la musique « corps et âme ». Mais Gerhardt n’était pas absorbé par son solo. Il semblait plutôt être sous tension de la première à la dernière seconde. Ou alors, était-ce son violoncelle ? Avec son archet puissant et une intensité physique que l’on pouvait ressentir jusqu’aux derniers rangs de la salle, il faisait sortir des sons bouleversants de son superbe instrument, un violoncelle de Matteo Goffriller (1659 – 1742).
L’œuvre comporte de toute façon quelques passages très dramatiques. Mais même pendant les parties lyriques, l’instrument du soliste donnait toujours l’impression qu’après chaque mesure, qu’après chaque note attendait une surprise à laquelle il fallait se préparer en retenant son souffle. Pour réussir à définir le jeu d’Alban Gerhardt, il faudrait trouver des mots capables de décrire un « état d’être » contagieux : Son instrument interpelait, il vibrait. Il chantait de façon explosive et intensive les souvenirs qu’avait gardés Dvorak de sa patrie, la Bohème, tout en vivant aux Etats Unis.
Gerhardt emporte l’orchestre littéralement avec lui dans une espèce d’euphorie qui lui convient apparemment très bien. Les petits dialogues avec la tendre flûte et l’attention qu’il porte au chef d’orchestre montrent, que sa sensibilité est autant dirigée vers la partie de l’orchestre, que vers son violoncelle.
Les merveilleuses cantilènes qui traversent toute cette composition étaient si tendrement accompagnées par les basses et les violoncelles, qu’à aucun moment il y a eu compétition entre eux et l’instrument du soliste. Mais une partie du mérite revient au chef d’orchestre Vassily Sinaisky, bien sur. Cette œuvre écrite par Dvorak, qui savait sa belle-sœur condamnée par la maladie, est certainement l’un des concertos pour violoncelles les plus touchants qui existent. Le défi qu’a relevé Alban Gerhardt consistait à laisser un souvenir impérissable de ce concerto si souvent joué et rejoué, grâce à sa touche personnelle. Mission accomplie sans aucun problème! Dans son supplément, un modérato de Mstsislaw Rostropovitch, le soliste imite toutes les couleurs des sonorités de l’orchestre et il démontre également avec quel brio il maîtrise toutes les exigences techniques. Encore une fois il fait résonner une lyrique qui semble toujours passionnante, jamais douce. Il reste à espérer que cet artiste reviendra très bientôt à Strasbourg !
L’œuvre suivante, la symphonie n° 2 opus 42 de Sibelius était un choix parfait pour succéder au concerto de Dvorak et aussi au supplément de Gerhardt. Cette œuvre puissante qui explore la totalité des sonorités de l’orchestre, semble au début un peu encombrée, tant les idées et les sonorités fusent. Sa logique ne devient compréhensible qu’au cours du premier mouvement. L’orchestration du mythe de Don Juan auquel Jean Sibelius fait allusion au deuxième mouvement, où il fait s’entretenir le coureur de jupons avec la mort, fait effectivement penser à des histoires mythologiques très anciennes.
Pendant de longs passages, les pizzicati des violoncelles, les basses et les timbales accompagnent la scène de loin. Les longues histoires racontées par les bassons, l’utilisation intensive des instruments à vent et la mise en opposition des différents groupes d’instruments : toute cette diversité finit par former une belle unité à la fin du mouvement. Ne seraient-ce que les indications de tempo qui structurent le mouvement, il y en a 12 !, montrent le travail très différencié de Sibelius qui est en même temps d’une très grande exigence pour l’orchestre. Sinaisky enchaîne le troisième et le quatrième mouvement avec sa finale puissante sans marquer de transition. Cette symphonie se montre très exigeante pour les instruments à vent, car elle les met souvent en avant. Mais cette exigence vaut aussi pour les instruments à cordes : les quelques longs débuts « tutti » font naître des vagues qui emportent l’auditoire à l’intérieur de l’ambiance sonore de ces instruments, qui, une fois à l’intérieur, continue à le porter pendant de longues minutes. Ce sont des mélodies tellement flatteuses à l’oreille qu’on souhaiterait qu’elles ne s’arrêtent jamais.
Il serait injuste de souligner la performance de l’un ou de l’autre en particulier. Ce soir-là, la grande beauté de l’interprétation de cette musique fut l’œuvre de tous!
Connaissez-vous le superlatif de « musical »? Ce devrait être « génial », je suppose. Cela veut dire qu’il y a des musiciens – et des génies !
A Strasbourg, le 19 février dernier, à la salle Erasme archicomble, on pouvait vivre un tel concert de l’OPS – si toutefois on tient à qualifier cet évènement exceptionnel de « concert ». Le pianiste Evgeny Kissin a joué le concerto n° 2 pour piano et orchestre de Chopin. Sous la direction d’Alexander Vakoulsky il a montré au public et aux musiciennes et musiciens de l’OPS ce que jouer du Chopin veut dire, quand le pianiste qui joue possède une musicalité loin, très loin au dessus celle du commun des mortels. Le concert précédemment cité, l’étude opus 10, deux valses de Chopin, ainsi que les trois bis – tout ce que l’artiste à joué ce soir là a montré de façon évidente pourquoi Kissin est une véritable exception parmi les pianistes. Sa forte présence sur scène, qui capte toutes les attentions dès le premier instant, est impressionnante. Sa touche puissante, brillante et incisive, suivie par une expressivité impulsive, n’a pas son pareil. Les tempi époustouflants, explorés à l’extrême, oscillant entre une grande lenteur et une rapidité vertigineuse, ainsi que son interprétation personnelle rendent son jeu incomparable. Ce qu’il interprète porte sa signature inimitable. C’est de nos jours une performance en soi, si l’on considère le nombre important de pianistes d’exception qui se produisent. Kissin aspire le public dans un tourbillon de musique dont il ne peut s’échapper. Pendant qu’il joue, le temps semble s’arrêter. On oublie tout. La seule chose qui compte, c’est la musique. Tous ceux qui jouent tant bien que mal du piano, mais aussi ceux qui pensent avoir atteint un niveau où il fait bon se reposer pendant un petit moment, devraient fermer leur piano pour toujours après avoir assisté à une prestation de Kissin. Il montre comme personne d’autre, qu’on devient une légende vivante à la seule condition que l’obsession et la passion de la musique soient liées à un don exceptionnel. Et uniquement quand l’être humain qui possède ce don à intériorisé la musique au point qu’elle devient son centre vital, il peut faire naître une telle musique, cette musique que fait Kissin. Alexander Vakoulsky a fait jouer l’OPS avec la plus grande sensibilité ce qu’était bien entendu à l’avantage du pianiste. Mais c’est l’évidence même que c’est son jeu qui dirige l’orientation de l’orchestre et non pas l’inverse. C’est d’ailleurs parfaitement dans l’esprit de Chopin pour qui, lors des concerts de piano, l’orchestre était la plupart du temps réduit à la fonction d’accompagnateur. La retenue dont l’OPS a fait preuve au deuxième mouvement, qui peut émouvoir les âmes sensibles jusqu’aux larmes, était du grand art. Les réactions à chaque petite déviation de Kissin, aussi minuscule soit-elle, étaient immédiates. L’interprétation toujours neuve, toujours fraîche et passionnante d’une œuvre pourtant plus que connue est tout simplement époustouflante. Chacune des notes, chaque touche donne un sens à son interprétation. Les infimes variations de tempo donnent vie aux notes de telle sorte, qu’on n’en revient tout simplement pas. Quand on écoute le jeu de Kissin, le fait que Chopin a composé une musique qualifiée d’héritage culturel mondial, prend tout son sens. Le troisième mouvement, pratiquement enchaîné sans pause, était une surprise totale. Un contrepoint en quelque sorte. Le public, déjà enchanté par la générosité de Kissin concernant les bis, finissait pratiquement par être en transe d’admiration devant cette performance incroyable. Les applaudissements du public strasbourgeois étaient tout bonnement frénétiques.
Avant, ce même public était littéralement enchanté par la symphonie n° 1 de Tchaïkovski. Le compatriote de celui-ci, Vakoulsky, avait dirigé ces « Rêves d’hiver » en fin connaisseur et avec un immense respect. Les gestes ronds de ce chef d’orchestre, son extrême attention et son soutien très précis lors de rentrées, qui, d’apparence, étaient de moindre importance montraient bien, à quel point cette œuvre lui était familière. Il donnait l’impression de parler la langue de Tchaïkovski, de le comprendre et d’interpréter sa musique comme s’il avait regardé par-dessus l’épaule du compositeur pendant que celui-ci était en train de travailler. Sa compréhension de la musique russe, sa connaissance du paysage et de l’âme russes, qui sont les éléments essentiels de cette symphonie lui étaient surement d’une aide précieuse.
Les moments dramatiques oscillant en permanence entre l’augmentation et la diminution, la description quasi photographique du paysage dormant sous une épaisse couverture de neige scintillante étaient clairement transmis. Vakoulsky a gardé une vue d’ensemble, n’omettant aucun détail. Et malgré son travail d’analyse, il ne dissèque pas cette œuvre. Au contraire ! Il tient à ce que la musique soit aussi fluide que possible. On pourrait croire que la danse du dernier mouvement est issue des chants populaires russes ce qui n’est absolument pas le cas, car ce morceau est une création originale du compositeur. Ce motif de danse s’intercalait entre tous ces moments dramatiques et tendus avec une joie telle, qu’on pouvait la lire sur les visages des musiciens ! Il n’existe pas de meilleure preuve d’une étroite collaboration réussie entre un chef d’orchestre et son orchestre, que celle-ci. Le super bonus en quelque sorte est certainement l’expérience, que les symphonies de Tchaïkovski et de Chopin s’entrelacent de façon miraculeuse l’une dans l’autre, grâce au coté dramatique inhérent aux deux œuvres.
Cette soirée restera pour longtemps dans la mémoire de tous, car elle fait partie de celles où le miracle de la musique se produit.