Vêtu d’un costume qui pourrait être un mélange entre une tenue d’astronaute, un look de momie et un mannequin de vitrine empaqueté dans des loupiotes, maquillage androgyne, le crieur du marché (Martin Vischer) entre en scène. Dans son épilogue, comme dans son chant à la fin du spectacle, il met en évidence que dans chaque être humain il y a un coté animal.
Pendant et encore après la représentation, tout semble dicté par cette prédisposition pessimiste et sans issue, si… s’il n’y avait pas Woyzeck, Marie, le Major de Tambour, Andres etc. etc. etc.
En 1836, Georg Büchner, décédé très jeune, a écrit une œuvre de la qualité d’un drame grecque. Et c’est précisément pour cette raison qu’elle restera à tout jamais, pout tous les temps « théâtraux » quel qu’en soit le contexte contemporain, jouable et interprétable.
Le Maillon a repris la mise en scène de David Bösch. Créée en 2007 pour le théâtre d’Essen par LA vedette parmi les metteurs en scène à l’époque, cette œuvre a connu un succès considérable. Cette vie misérable, subie et sans espoir qui finit par faire de Woyzeck, un jeune homme aux cheveux longs, d’un certain embonpoint, les yeux maquillés de noir, interprété par Sierk Radzei, un assassin. Rien de tout cela n’est impensable de nos jours: Une simple promenade à travers nos villes, gardant les yeux bien ouverts, confirme la proximité de la pièce avec la réalité. Etre abusé, escroqué, devenir assassin et rester malgré tout « aimable » – au sens propre du terme – cette combinaison, en revanche, existe uniquement dans un contexte théâtral.
Tout au début de la pièce, le médecin (Roland Riebeling) est en train de faire des expériences sur Woyzeck. Il lui a mis un casque sur la tête, d’où partent quatre câbles mis sous tension. Bösch nous montre là un tableau, rattrapé par l’actualité des expériences perverses faites avec des hommes il y a quelques semaines seulement. La « réédition » factice de l’expérience « Milgram » où les participants ont agi bien plus brutalement encore que certains protagonistes d’évènements odieux survenus il y a plus de 60 ans, rattrape de façon impitoyable l’action sur la scène. Cette réalité montre encore plus clairement que l’interprétation théâtrale, ce qu’il en est réellement du progrès intellectuel de l’humanité. Cette partie rajoutée n’a pas encore été montrée en Allemagne. Elle confirme à quel point le «Woyzeck » de David Bösch a été conçu pour coller à l’actualité. Woyzeck, le tendre, qui a trouvé en Marie (Nadja Rominé) l’amour de sa vie et son bonheur, supporte pour elle et son nourrisson des choses qui relèvent du surhumain. Mais quand il se sait trompé, il perd la raison et plonge dans ce qu’il y a d’animal en lui. Et malgré tout, nous avons pitié de cet homme.
Le Major de Tambour (Nicola Mastroberardino) qui cause la perte de Marie, mue dans la mise en scène de David Bösch en un être chauve, bottes d’aviateur aux pieds, maquillage gris-cendre, soumis à ses pulsions dues à la testostérone et qui se plairait maléfique.
L’amour de Marie le transforme néanmoins en une sorte de pantin amoureux qui va jusqu’à essayer de calmer l’enfant dans sa poussette à l’aide d’une petite peluche. Dans ce personnage aussi, le blanc bascule sans crier gare dans le noir et se mélange pour devenir gris – ce gris qui domine notre quotidien.
Le capitaine « subit » également une interprétation d’un esprit tout ce qu’il y a de plus contemporain. La tâche de Woyzeck qui est à son service ne consiste ni à astiquer les bottes de celui-ci ou encore à lui tailler la barbe. Il est plutôt « condamné » à vider la poche d’urine du capitaine (Holger Kunkel) en chaise roulante et pratiquement déjà mort et à lui redonner en permanence une petite balle en caoutchouc à presser pour l’occuper. Mais quand le vieil homme a l’intention de tirer sur le fils de son serviteur, Woyzeck lui vide le sceau plein d’urine sur la tête. Le vieillard sans défense sait pourquoi Woyzeck le fait, comme Marie, que la passion qu’elle voue au Major de Tambour est condamnable. Malgré cela elle cède à ses sentiments et aide son amant, avec son groupe de Punks à la traîne, à atteindre un orgasme. Il n’atteint cet orgasme qu’après une longue et intensive manipulation de son pénis par Marie et s’enfuit en pleurant tout de suite après. Il a pris conscience que sa vie sentimentale s’est réduite comme une peau de chagrin et qu’il doit pratiquement se faire violence pour obtenir ne serait-ce qu’une toute petite part de satisfaction.
Le décor en forme de bunker renferme la totalité de l’action. A l’intérieur de ces quatre murs gris et lisses qui ne permettent en aucun cas de se sentir chez soi et qui répandent plutôt une ambiance annonçant la fin des temps, on prend conscience, que l’homme est prisonnier de son temps, de ses pensées, de ses actions et de ses manquements. Seulement la découpe ronde qui permet d’apercevoir un coin de ciel étoilé ou alors les légers tourbillons de neige qui tombent sur la scène font naître une étincelle d’espoir et une amorce d’un sentiment de liberté. Scène après scène, l’ambiance s’alourdit dans cet espace qui semble rétrécir, pour finir à son paroxysme sanguinolent avec le meurtre de Marie, commis par Woyzeck. Quand il la soulève, sans vie, pour regarder avec elle l’enfant et le ciel, il est évident, qu’il n’a aucune idée de l’acte qu’il vient de commettre. N’importe quel juge le condamnerait pour homicide involontaire et non pas pour meurtre. De cette façon, il enlèverait une partie de la culpabilité de Woyzeck. Mais une question reste posée : Cette partie de culpabilité – l’imputer à qui ?
Bösch fait paraître Andres (Raiko Küster) comme clochard, poussant un caddie. Il annonce des choses simples avec une profondeur philosophique telle qu’elle reste inexplorée. Il se pose des questions concernant l’éternel, le temps et l’éternité et des questions qui exigent une réponse impossible: quelle décision prendre entre le oui et le non, et qu’y a-t-il entre les deux ? Mais c’est justement son personnage, qui semble si loin de la réalité à qui semble peser le poids de la vie le plus lourd, un poids qui l’émeut aux larmes. Il accompagne Woyzeck du début à la fin et essaie même une fois de réveiller l’ « Homo ludens » en lui, celui qui se définit comme quelqu’un qui joue pour ainsi réussir à supporter plus facilement son destin. Mais Woyzeck ne partage ce jeu avec Andres que le temps d’attraper la balle à trois reprises. Après cela, il se détourne pour continuer à préparer sa funeste besogne.
Les personnages lyriques de la grand-mère (Jutta Wachowiak) et de Käthe (Sarah Viktoria Frick) sont tous deux en dehors de ce qui fait avancer l’action. L’apparition de la grand-mère miséreuse, racontant l’histoire de l’enfant abandonné qui doit errer entre ciel et terre, est touchante. Käthe, un ange agissant ni dans le ciel, ni sur la terre, encourage d’une certaine façon Woyzeck de passer à l’acte, pour ensuite, sans aucune émotion, le mettre devant ses responsabilités. C’est une sorte d’exploration des profondeurs abyssales de la psychologie humaine, qui va jusqu’à se glisser dans l’inconscient de Woyzeck.
Malgré son esprit et son langage contemporains, cette mise en scène colle à un tel point au pessimisme de base exprimé dans l’œuvre de Büchner, que le désespoir qui en résulte déborde sur le public ne laissant aucune échappatoire. Il n’y a que deux stratégies possibles pour trouver une porte de sortie :
Premièrement : aller voir Woyzeck de David Bösch et se jeter par la fenêtre!
Deuxièmement, et c’est la possibilité pour laquelle je recommande d’opter : Aller voir Woyzeck de David Bösch pour prendre une partie de sa fragilité pour soi-même dans l’espoir d’alléger la culpabilité que nous portons tous en nous – même sans avoir tué qui que ce soit !
Texte traduit de l’allemand par Andrea Isker
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