«La nuit des rois» est l’une des célèbres comédies de Shakespeare. Cette œuvre n’est pas seulement d’une grande drôlerie, elle est également très profonde. La mise en scène version rock-trash n’enlève rien à cette profondeur, à condition qu’elle soit bien faite.
Au Maillon à Strasbourg, Jean-Michel Rabeux a signé la mise en scène de la pièce de Shakespeare. Il l’a agrémentée avec différents numéros musicaux plutôt rock et jazzy et il a fait du bon boulot. Sa troupe paraissait être un mélange entre le Sergeant Pepper Hart-Club-Band et le Panikorchester d’Udo Lindenberg. Les membres de cette troupe n’ont pas fait que de la musique, ils ont également merveilleusement bien joué la comédie.
L’action s’articule autour d’Olivia qui porte le deuil de son frère. Elle tombe amoureuse de Viola qui est déguisée en homme et qui pleure également un frère décédé. Chez Rabeux on retrouve tout ce que Shakespeare avait mis dans la version originale : les mêmes hauteurs loufoques, les tons à demi-teinte scintillants et les passages incitant à la réflexion. Même s’il n’y pas de vert plus gazouillant, même si les bleus ne peuvent être plus étincelants et qu’il est impossible de trouver un jaune plus criard que ceux qu’arborent les personnages dans la mise en scène de Rabeux. Même si le gigantesque Gill Ostrovski dans le rôle de Sir Andrew fait rire le public à chaque apparition. Il ne convainc pas seulement par son langage du corps. Sa mimique d’une expressivité incomparable fait beaucoup d’effet aux spectateurs jusqu’au dernier rang ! Même si l’apparence du fou du roi qui répond au nom de Feste est tellement grotesque qu’elle fait de l’ombre à tout ce que celui-ci peut dire: bottes en caoutchouc blanc, une chose transparente censée être un haut de forme et une queue-de-pie blanche portée avec rien d’autre en dessous qu’un slip aux fines côtes. La chevelure d’un blanc éclatant de Georges Edmont est en quelque sorte la cerise sur le gâteau. Même si, même si, même si….Et malgré tous ces «si», la compassion, l’étonnement et la réflexion ne sont pas oubliés dans cette mise en scène, bien au contraire ! Ce sont eux qui sont en quelque sorte le sel dans ce «potage hilarant».
On éprouve de la pitié pour le vieux fou qui a connu ses heures de gloire il y a bien longtemps. On compatit avec Olivia qui aime mais qui n’est pas aimée en retour, du moins au début. On est étonné de constater la bêtise de Malvolio, le maître de cérémonie d’Olivia en ce qui concerne les choses de l’amour et pour finir, on réfléchit sur l’amour inconditionnel d’Antonio pour Sébastien. Antonio refuse d’abandonner son bien aimé qu’il a sauvé de la noyade, même s’il doit se mettre en danger soi-même.
Mais ce qui prime par-dessus tout dans cette mise en scène, par-dessus le rire et par-dessus tout ce qui est sujet à réflexion, c’est la joie de faire du théâtre. L’envie de distraire le public et la joie qu’éprouve tout l’ensemble en jouant la comédie, tout simplement. Le langage corporel de la petite et fragile Géraldine Martimeau passe de l’innocence infantile à la manipulation aguerrie sans aucune transition. Vêtue de collants à rayures et d’un tutu bleu ciel, elle fait penser à Fifi Brindacier de la villa Kunterbunt déguisée en danseuse étoile. Claude Deliame en costume de velours violet incarne Sir Toby, un alcoolique éternellement éméché qui réussit à garder Sir Andrew qui picole avec lui et surtout qui est disposé à régler la note, toujours à portée de main. A aucun moment, Toby ne semble être maître de lui-même. Mais grâce à son taux d’alcool constant, le coté sérieux de la vie glisse sur lui sans avoir d’emprise, il coule à coté de lui comme un long fleuve tranquille.
Bénédicte Cerrutti à la longue chevelure rousse et abondante, vêtue d’une robe longue blanche généreusement fendue sur le coté, étale avec pathos sa peine de cœur. Cette douleur bascule en l’espace de quelques secondes dans une drôlerie sans pareil parce qu’elle s’en va à quatre pattes, tout en cognant sa tête contre le mur. C’est du vrai savoir-faire dans le domaine de l’art théâtral.
Dans la version originale de Shakespeare Malvolio, Christophe Sauger cherche à séduire sa maîtresse grâce à ses bas jaunes. Ici, il apparait en body jaune-canari et talons aiguilles oranges. Avec sa voix de jazz enrouée, Corinne Cicolari dans le rôle de Curio porte la soirée aux cotés du guitariste Seb Martel. Cette voix est aux antipodes de sa tenue clownesque. « I put a spell on you », « Wild thing » ou « Don’t worry, be happy », ne sont qu’une partie des numéros qui s’intègrent dans l’action de façon quasi organique. Parfois, la musique accompagne des changements de décors, parfois, elle sert à souligner ou à renforcer des émotions.
A chaque nouveau tableau, le décor, un grand mur en métal rouge qui s’imbrique dans un énorme podium en métal rouge lui aussi, subit des changements minimes. Un large podium avec des marches complète le décor. De temps en temps, la troupe se réunit sur ce podium pour faire de la musique. Comme du temps de Shakespeare, le metteur en scène utilise des mélodies que tout le monde connaît. On imagine très bien que grâce à la musique il y a 500 ans déjà, le public fut émotionnellement aussi proche de l’action que nous le sommes aujourd’hui.
Avec Rabeux, ce jeu de confusion entre l’identité homme/ femme, cette profusion de déclarations d’amour connaît une fin différente. Sébastien, le frère-jumeau de Viola n’est pas obligé de se battre en duel avec Sir Andrew. Celui-ci prend conscience, sans passer par la «case combat», que la vie ou plutôt les gens qui l’entourent se sont moqués de lui à plusieurs points de vue.
Il quitte la scène en vociférant en direction des couples réunis dans le bonheur: «Je hais l’amour, je hais l’amour !» Il montre une fois de plus que «La nuit des rois» de Shakespeare est une pièce légère uniquement pour ceux qui refusent la profondeur.
Texte traduit de l’allemand par Andrea Isker.
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