Monsieur Haefliger, êtes-vous déjà venu à Strasbourg auparavant ?
Non, c’est la première fois que j’en ai l’occasion. Je ne connais pas encore l’orchestre, mais l’OPS jouit d’une très bonne réputation.
Comment peut-on imaginer votre collaboration avec un nouvel orchestre ou alors un chef d’orchestre plus précisément ? Réussissez-vous toujours à imposer votre interprétation ?
A ce niveau-là je n’ai pas de position dogmatique. J’aime beaucoup travailler avec Claus Peter Flor par exemple. Avec lui j’ai toujours des conversations très intéressantes. Je suis un musicien « naturel ». Je réagis donc très naturellement. Claus Peter me stimule beaucoup avec son travail. Je trouve qu’il en résulte un bon mélange entre savoir, ressenti et écoute. En plus, les choses sont effectivement telles qu’Edwin Fischer l’a dit une fois – ou à peu près: L’étude de la musique est comme un chemin que l’on emprunte chaque jour et que l’on découvre un peu plus tous les jours. » Parfois quand j’entends autre chose dans l’orchestre que ce que j’avais imaginé, il est possible que j’intervienne une fois où deux. Parfois il arrive qu’on imagine quelque chose, on imagine entendre un son, mais on ne peut pas objectiver ce qu’on entend, n’est-ce pas ?
Quand vous travaillez un nouveau morceau, est-ce que vous vous laissez influencer par d’autres interprétations ?
Oui, bien sur ! J’écoute parfois très attentivement ce que les collègues jouent et comment ils le jouent. Je ne suis pas le genre à détester les collègues et je peux très bien écouter, profiter et apprendre. Mais comme je l’ai déjà dit, je suis un musicien « naturel » et je me fie à ce que je ressens.
Quand vous êtes sous contrat avec des orchestres, vous devez jouer des morceaux qu’on vous indique. Comment cela se passe-t-il lors de vos propres récitals de piano ? Comment concevez-vous votre programme ?
Oui c’est juste. Quand je joue avec des orchestres il s’agit d’œuvres que je n’ai pas proposées comme c’était le cas ici à Strasbourg. Le concerto pour piano de Mozart était le résultat du contexte du programme de la saison.
Quand je conçois le programme d’une soirée moi-même, je fais de plus en plus souvent en sorte que les différents morceaux aient un lien entre eux. Comme on l’avait fait lors de l’enregistrement de mes disques. Mais les morceaux peuvent aussi être en opposition les uns par rapport aux autres. J’aimerais également montrer l’évolution de formules musicales ou certaines harmonies à travers les siècles. Ils existent par exemple de petites phrases musicales chez Mozart qui reviennent chez Brahms de façon semblable mais changées, adaptées à son temps. Ce genre de liens m’intéresse beaucoup.
Si votre public n’est pas très formé il est possible qu’il ne comprenne pas vraiment ces rapports. Que pensez-vous dans ces cas-là de concerts modérés ?
Je le fais de temps en temps en Amérique, mais aussi en Europe lors de plus petites représentations. Plutôt moins dans de grandes salles, car dans ces endroits
existe cette « sensation de frontière » qui s’installe quand l’artiste commence à « parler ». Là, l’artiste est une personne intouchable. Mais en ce qui me concerne, je commence à avoir une attitude différente avec le temps. Je voudrais me débarrasser de ce cercle de l’inatteignable. Pour le public de mes concerts il y a des textes qui les accompagnent. Je les écris moi-même ou je les fais rédiger à quelqu’un qui a toute ma confiance. On peut défaire les choses en en disant trop, mais on peut laisser agir la musique seule. Je pense que le public peut comprendre ces liens, simplement en les écoutant et en les vivant.
Y a-t-il quelque chose que vous auriez très envie de faire ?
Oh oui ! J’aimerais beaucoup faire du « travail d’école ». Eduquer les gens qui écoutent, attirer d’une certaine façon le public de demain dans les salles de concert. Ma femme est flûtiste et elle enseigne aussi. Aujourd’hui elle a des élèves qui l’ont entendu jouer dans une salle de concert il y a 15 ans, qui viennent la voir et lui disent : « Grâce à vous j’ai commencé à jouer de la flûte ». Ce sont des moments très émouvants. Il est très important d’enthousiasmer les enfants pour la musique. (N.B. Andreas Haefliger est marié à la flûtiste Marina Piccinini)
Est-ce que vous enseignez vous-même ?
De temps en temps je donne des cours. Mais je n’enseigne pas vraiment. Personnellement je ne crois pas beaucoup à l’enseignement régulier à ce niveau-là. L’apprentissage d’un instrument est comparable à l’apprentissage du ski. Au fond, il faut y arriver seul. Quelqu’un peut vous familiariser avec la technique, mais il faut s’entraîner soi-même. Faire de la musique signifie toujours s’ouvrir soi-même. C’est donc quelque chose de très personnel. Et ça, on ne peut l’enseigner.
Vous avez grandi dans une famille de musiciens !
Oui, c’est vrai. Mon père était chanteur et les répétitions à la maison étaient pour moi une sorte de processus d’apprentissage, quelque chose de naturel. Je peux m’estimer heureux.
Si vous n’aviez pas de concerts à préparer et si vous aviez donc du temps pour vous pendant disons deux ou trois semaines rien que pour vous, quel genre de musique feriez-vous pour vous-même au piano ? Quelle est, en d’autres termes, votre patrie musicale ?
Je doute que ce scénario se réalise un jour, mais si c’était le cas, je jouerais du Bach. C’est le nec plus ultra. En tant que pianiste je ne peux rien jouer qui serait au dessus de ça.
Je ne m’attendais pas du tout à cette réponse, car vous n’avez encore jamais joué du Bach.
C’est juste, mais je joue les œuvres de Bach très souvent. Mais je trouve qu’actuellement il y a beaucoup de collègues qui font cela exceptionnellement bien. Je pense que je peux me laisser encore un peu de temps.
Si vous jouez du Bach, cela signifie que vous devez faire beaucoup d’analyses de théorie musicale, sans quoi il n’existe pas de bonne interprétation de Bach. Comment cela cadre-t-il avec le fait que vous vous considérez comme un musicien naturel ?
Si je dis « naturel », je le pense au sens de Schiller : Le savoir engendre la clarté et de la clarté résulte le naturel. Quelque chose qui n’est pas écrasé par des règles auxquelles il faut se conformer. Ma musique vit d’un savoir dur et doux. Je fais ma musique en y réfléchissant tout en restant ouvert aux émotions que j’éprouve et que laisse m’envahir aussi.
Est-ce que votre agenda plus que surchargé vous laisse encore le temps à la réflexion ?
Si, si, il en reste assez. L’année dernière, j’ai beaucoup diminué, cette année, mon agenda est un peu plus rempli mais j’ai de temps en temps 2 à 3 semaines pour moi à la maison. J’en profite pour m’occuper de ma famille, pour me préparer et pour réfléchir.
Est-ce que vous vous voyez très pris par l’entreprise de concerts contemporaine ou est-ce que cela correspond à votre personnalité. Vous pourriez aussi bien enseigner au conservatoire ou alors travailler à la maison.
Oui bien sur, ce serait bien aussi. C’est comme si vous compariez quelqu’un qui aime de temps en temps grimper sur l’Everest avec quelqu’un qui aime faire des randonnées. En ce qui me concerne, je préfère l’ascension des hauts sommets et je trouve les grands défis très stimulants. Je ne pense pas pouvoir vivre sans eux et je constate qu’il y a encore beaucoup à faire. Mais il n’y là aucun jugement de valeur pour moi. De toute façon, toute sorte de travail avec la musique dans le cadre d’un projet de vie est à mes yeux du temps bien investi. Je ne vois pas l’industrie musicale de façon négative, mais il ne faut pas perdre de vue que dans beaucoup de branches il y a de temps en temps des incidents carrément bizarres causés par la pression économique.
Vous jouez beaucoup d’œuvres classiques. Avez-vous aussi un rapport à l’art contemporain ?
Oui, bien entendu. La musique contemporaine, c’est encore une autre montagne sur laquelle il faut grimper. De temps à autre, je commande des œuvres personnelles. La musique contemporaine est un média vivant qu’il faut soutenir. Profiter de l’occasion d’échanger avec des compositeurs contemporains, c’est très important pour moi. En échangeant on peut être satisfait d’avoir interprété une œuvre exactement comme il fallait par exemple. J’ai vécu cela avec Sofia Gubaidulina. (N.B. Andreas Haefliger a joué l’œuvre intégrale de l’artiste née en 1931)
Qu’est-ce qui est important pour vous à titre personnel dans votre métier ?
La possibilité de transmettre toutes les nuances de l’existence humaine de façon limpide et en même temps de donner vie à l’imaginaire des compositeurs, sans leur faire violence – encore une phrase de Fischer ! Moi aussi je suis convaincu, que nous transmettons avec notre activité toujours de la modération, de la concentration et de l’humanité. Et ça, c’est très important.
Pensez-vous que le publique est toujours sensible aux mêmes émotions – quelque soit le pays ou vous vous produisez ou sentez-vous des différences entre les Etats Unis et l’Europe par exemple ?
Non, pas du tout. Il y a des gens différents, c’est sur. Mais ceux qui écoutent dans un vrai silence sont ceux à qui on parle vraiment.
C’est une très belle dernière phrase. Du coup, je voudrais en rester-là et je vous remercie infiniment pour cet entretien.
L’interview a été réalisée le 3.2.2010 par Dr. Michaela Preiner à Strasbourg
Texte traduit de l’allemand par Andrea Isker
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