Heinz Sauer et Michael Wollny au festival «Jazzdor» à Strasbourg.
Heinz Sauer und Michael Wollny (c) Anna Meuer
«Le souffle du vieux sage et le génie du jeune impétueux !» Voilà comment on pourrait résumer les principales qualités des deux musiciens qui ont joué à guichets fermés au Pôle-Sud à Strasbourg dans le cadre du festival «Jazzdor».
Heinz Sauer, une sorte de roche originelle parmi les saxophonistes qui joue depuis les années cinquante sur toutes les scènes de jazz du monde a fait la connaissance du jeune prodige Michael Wollny, un pianiste «pur-sang» il y a une dizaine d’années.
Le svelte vétéran du jazz de 78 printemps n’a apparemment pas le moindre problème pour tenir la distance d’un concert.
Pendant des années, Heinz Sauer à fait partie du quintette Albert Mangelsdoff. Son jeune complice a remporté un certain nombre de récompenses dont deux pour les titres «Melancholia» et «Certain Beauty» enregistrés en collaboration avec Heinz Sauer justement.
Leur rencontre, un évènement magique, a eu lieu à l’ensemble de jazz de la radio hessoise.
Sur la scène, le duo si mal assorti en âge (46 années séparent les deux protagonistes) propose une performance que l’on pourrait définir comme une sorte de paradoxe : du jazz intelligent qui va à la rencontre de la sensualité. De plus, ni l’une ni l’autre de ces deux caractéristiques aux antipodes ne peut être clairement attribuée à l’un ou à l’autre musicien. Tantôt c’est le son de velours du saxophone de Sauer qui vous fait frissonner, tantôt c’est Wollny qui fait sonner son piano de façon si naturelle que n’importe quelle performance technique comparée à cela pourrait paraître ennuyeuse. Pourtant, au premier abord, le jeu de Wollny semble être technique : il joue directement avec les cordes de son instrument, il tape dessus ou alors il appuie avec son avant-bras sur les touches, il utilise la pédale comme instrument rythmique et produit des sons étranges à l’aide d’une simple tasse de café. La sonorité qui en résulte en revanche, est loin d’être technique ; elle est plutôt naturelle et organique. Si naturelle que l’on n’arrive même plus à imaginer qu’un pianiste contemporain quel qu’il soit, puisse jouer de son instrument autrement qu’en explorant à la manière de Wollny la totalité des possibilités qu’offre un piano. Son approche si ouverte, d’une incroyable musicalité crée des espaces sonores nouveaux. Sauer s’y introduit doucement, il les quitte brusquement ou alors les traverse de façon mesurée.
Au cours de leurs concerts, rien n’est impossible : des structures complexes, ressemblant à de petits clusters qui traversent une composition plutôt «cérébrale» mais passionnante peuvent, quelques instants plus tard, être suivies par du jazz «smoothy» d’une douceur inimaginable comportant des passages romantiques qui font monter les larmes aux yeux du public.
Sauer – Wollny réussissent cet exploit sans forcer. Le résultat de cette évidence avec laquelle ils se complètent ou s’abandonnent, avec laquelle ils se soutiennent, s’encouragent ou se retiennent pour laisser la place à l’autre, est un son magnifique et homogène et, qui plus est, impossible à confondre avec un autre.
Le vieux Monsieur du jazz avec un «M» majuscule sait gérer son énergie tout en étant présent à chaque instant. Son jeune partenaire, lui, déborde littéralement de vie et d’idées. Le terme «conflit de générations» ne fait pas partie de leur vocabulaire. En plus de la performance musicale, c’est justement cette harmonie entre le grand âge et la jeunesse que l’on rencontre si rarement qui est envoutante. Mais c’est légitime, quand il s’agit de jouer du bon jazz – du TRES bon jazz !
Le dernier concert symphonique joué par l’OPS à Strasbourg a été bâti pour l’occasion du 1er novembre, jour dédié à la mémoire des morts. Mais l’émotion suscitée par la musique n’avait rien à voir avec un deuil lourd et écrasant. Il s’agissait plutôt d’une sorte de tristesse d’une grande beauté dont on aurait presque pu tomber amoureux.
En début de soirée le jeune chef d’orchestre Christian Arming, originaire de Vienne, a surpris le public avec un morceau rare: la musique de deuil pour instruments à cordes de Witold Lutoslawski. Cette œuvre est l’illustration d’un contre-point bien pensé et montre à quel point une telle composition est agréable à entendre. Même si ce compositeur du 20e siècle était déjà très loin des schémas de composition historiques. Ce morceau dédié à Béla Bartók enchanta le public non seulement par la finesse de sa composition mais également par ses ambiances sombres et tendres qui basculèrent dans une sorte de tension pour finir avec un merveilleux solo de violoncelle, superbement joué par Alexander Somov. Une fin songeuse plutôt que triste.
D’emblée ce premier morceau a montré que le travail d’Arming consistait à soutenir l’orchestre plutôt que de lui imposer sa volonté. La fine gestuelle du chef d’orchestre et un langage du corps très parlant suffisaient à accompagner la musique sans que celui n’ait à exiger la moindre participation des musiciennes et musiciens.
Pour cause de maladie, Arming a remplacé Heinrich Schiff au pied levé. Schiff était censé diriger cette soirée à partir de son violoncelle. La tache de son remplaçant qui devait diriger ce large répertoire à l’improviste était donc difficile.
Après Lutoslawski, on a pu entendre le concerto n° 1 op. 33 pour violoncelle de Saint-Saëns. Cette œuvre est une merveille de concerto pour violoncelle en solo: des passages virtuoses et d’autres, magnifiquement lyriques ont enchanté le public. Gautier Capuçon qui a remplacé Schiff au violoncelle fut à la hauteur de sa réputation: jeune et dynamique, puissant et en même temps sensible.
La magie du musicien a également opéré dans l’Elégie de Faure qui devait suivre. Pendant que l’on jouait cette œuvre, le public pouvait se rendre compte que Capuçon non seulement « remplissait » chaque mesure jusqu’à la dernière note, mais qu’il était totalement absorbé par la musique quand bien même il ne jouait pas. Sa force et son sérieux sont extraordinaires pour son jeune âge (il est né en 1981). Il sera très intéressant de suivre l’évolution de ce talent hors norme.
Avec une petite marche de Prokofiev pour violoncelle, Capuçon fit ses adieux au public tout en mettant en valeur encore une fois le son magnifique de son instrument.
Grâce à son physique, il fait partie de ces jeunes musiciens qui sont adulés parce qu’ils sortent visuellement du rang de « l’establishment ». Ce physique et sa personnalité sympathiques réussiront certainement à attirer davantage de jeune public dans les salles de concert.
En contraste total, la symphonie n° 82 de Haydn, déjà très appréciée par le public parisien du vivant du compositeur, devait clore cette soirée. Elle a été mise au programme à la place de la symphonie n° 98, initialement prévue.
Changement radical: du programme « français », pratiquement conçu sur mesure pour l’OPS, on est passé à la sonorité baroque du vieux maître autrichien. Il faut beaucoup de temps pour réussir à interpréter les ruptures et la précision de l’œuvre de Haydn. Ou alors, il faut être spécialisé dans la musique baroque. Il n’est donc pas étonnant que ce soir-là, on a entendu un Haydn tout doux et caressant, bien qu’harmonieux. Un peu plus de mordant et de peps lui auraient fait du bien.
Une soirée de concert de l’OPS aux multiples facettes.
Erika Stucky and Roots of communication
Esprit du temps. Esprit du temps. Esprit du temps.
Si vous voulez savoir ce qu’est que l’esprit du temps, allez écouter un concert d’Erika Stucky et de son groupe «Roots of Communication», comme par exemple celui du 20 octobre au Pôle Sud à Strasbourg.
C’était l’occasion de ressentir, d’entendre et de voir de quelle façon des créateurs de musique transposent leurs idées.
Easy living, crossover, Dada, smooth-sounds, des sonorités bizarres – lors d’une telle soirée, Strucky propose tout ceci et encore davantage.
Son costume de scène, une sorte de mélange entre rappeuse «creative girl» est, contrairement à la tenue sobre de ses partenaires,
volontairement très coloré. Ses partenaires agissent avec une joie évidente. Ils s’activent autour des Drums (Nelson Schaer) et jouent de différents instruments à vent, notamment des cors des Alpes (Robert Morgenthaler, Jean-Jacques Pedretti). Qu’il s’agisse de tubas, de coquillages ou de cors des Alpes, peu importe ! Les deux musiciens soufflent! Qu’ils accompagnent Stucky qui souligne sa propre performance avec des «percussions-balais» ou qu’ils jouent en solo, peu importe ! Ils sont présents à chaque instant, toujours prêts à tisser un tapis de rythme ou alors à entamer une petite compétition entre eux.
Les cors des Alpes ont tout d’un coup la sonorité de Digeridoos. Et Stucky, grâce à sa voix puissante et ses chants africains arrive à effacer carrément leur contexte sonore d’origine. Origine, racines – ce sont des valeurs qui transparaissent souvent dans la musique de Strucky – même pendant les passages de jodles. Ces passages rappellent d’ailleurs fortement son pendant masculin Hubert von Goisern. Origine et racines existent donc bel et bien chez Strucky. Mais uniquement pour subir des changements et pour être adaptées à son propre univers sonore. Un univers dans lequel elle est aussi bien interprète de jazz que la «mamma» frappant le sol de ses pieds au rythme de la musique, ou alors la reine Dada jodlant et portant un masque de chien. Strucky est une nageuse à contre-courant. Mais elle nage tout en haut sur l’écume des vagues qui portent vers leur sommet ce qui a été préparé auparavant dans cette espèce de bouillon au fin fond des profondeurs. C’est précisément pour cela que le public aime tant Erika Stucky.
Des vidéos quasi amateurs, dont les parties floues et mal cadrées nous rappellent les piètres résultats de nos propres prises de vues, sont projetées sans complexe sur l’immense écran sur la scène. Stucky en est la joyeuse actrice principale. Dans toutes les maisons on peut trouver des balais en bois qui, utilisé en combinaison avec un petit bâtonnet de bois, lui sert d’instrument rythmique. Tout comme le siège capitonné sur lequel elle s’assied de temps en temps pour écouter ses «guys» jouer de la musique sans elle. Ses allusions féministes, elle les fait sans vouloir de donner de leçon à personne car elle ne sait pas non plus comment faire le grand-écart entre enfants et travail, entre femme de ménage et superwoman. Elle exprime tout ceci avec sa musique. Le résultat est un mélange amusant avec lequel l’auditoire peut s’identifier.
« I put a spell on you », l’œuvre de Jay Hawkins aux adaptations multiples, est l’occasion rêvée pour Stucky de faire preuve de son immense talent musical. Du fun et une interprétation si intense qu’elle donne la chair de poule.
Great, Erika – you bewitched us – with your spell.
Marc Albrecht et son orchestre OPS, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, ont ouvert la nouvelle saison avec deux concerts connus : le concerto pour piano n° 4 de Ludwig van Beethoven et l’exigeante symphonie n° 3 d’Anton Bruckner. Il est évident que ce choix d’Albrecht fut guidé par ses propres préférences, puisque son travail s’articule principalement autour de ces deux compositeurs. Et ceci ne changera pas d’aussitôt. Dans l’une des interviews qu’il a accordée par le passé, il a précisé que ces deux compositeurs étaient ses favoris et qu’il entretiendrait des liens étroits avec eux pendant toute sa vie.
Des les premières mesures, Marc Albrecht a permis à l’OPS de montrer les résultats de sa collaboration avec l’orchestre. Celle ci se situe à un niveau qui ne peut être atteint qu’au bout d’un temps certain. C’est l’évidence même que le travail fourni par Marc Albrecht depuis presque 6 ans a porté ses fruits : dès les premières mesures du concerto de Beethoven, le public fut conquis : la coloration de la dynamique de l’œuvre était exceptionnelle, le ton de la soirée était donné.
Le pianiste Alexei Volodin, né en 1977 à Petersburg, a réussi à transmettre immédiatement la force et la sensibilité de son interprétation. Pendant le deuxième mouvement, parfaitement soutenu par l’orchestre, il a joué avec une telle perfection les passages très lyriques qu’il était difficile d’imaginer plus grand tension dans l’expression : de la sorte, l’immense tristesse et l’intense moment dramatique censés raconter l’histoire d’Orphée et Eurydice, n’auraient pu être mieux exprimés. Son interprétation était en accord total avec celle de Marc Albrecht. Dans sa façon de faire ressortir les différentes mélodies de manière aussi organique et harmonique, aussi tendres furent-elles, le chef d’orchestre a fait de cette représentation une véritable expérience.
Le concerto n° 4 de Beethoven passe pour être le premier où le compositeur a lié d’une certaine façon le piano et l’expression symphonique de l’orchestre. Plus le concert avançait, plus Volodin plongeait dans la musique. Son interprétation et celle d’Albrecht étaient à tout point de vue à la hauteur de l’œuvre. Mais malgré toutes ces émotions, la composition resta claire et compréhensible. Une démarche qui ne fonctionne que si tous les protagonistes comprennent le concept qui en est la structure et qu’ils sachent le transposer.
Avec la 3° symphonie de Bruckner, un bruissement, une houle sans fin et une résonnance envahissaient la salle de sorte que le public retint son souffle. Les quatre mouvements étaient de la même intensité. Les instruments à vent qui sont fortement sollicités par cette œuvre étaient dans une forme époustouflante. La façon dont Albrecht a fait perdurer en un seul tenant le bel arc mélodique à travers tous les instruments à cordes, était d’une beauté à couper le souffle.
Chaque variation d’ambiance que Bruckner savait fabriquer à la chaîne était absorbée par les musiciennes et musiciens pour être ensuite restituée dans une richesse de couleurs inimaginable.
Un article d’Eduard Hanslik, critique de musique et contemporain de Bruckner, prouve que les critiques de musique peuvent parfois être prisonniers de leurs temps au point de ne pas être capable de reconnaître la qualité de certaines œuvres. Hanslik a qualifié la musique de Bruckner d’artificiellement enflée et de maladivement décadente. Peut-être était-ce la diversité dans la composition qui dérangeait autant le critique alors que c’est justement elle qui rend cette œuvre aussi singulière et intéressante. Bruckner a retravaillé sa symphonie à plusieurs reprises. La troisième mouture fut tellement éloignée de la version d’origine que seulement la dédicace à Richard Wagner, dont il fut un fervent adorateur, restait intacte. En revanche, d’un point de vue musical, pratiquement plus rien ne rappelait son idole.
Si Anton Bruckner avait la possibilité de juger la prestation de Marc Albrecht et s’il le définissait simplement comme une sorte d’administrateur de son œuvre, ce serait insuffisant. Car le soir de la première de la symphonie, Bruckner lui-même, peu habitué à diriger de grands orchestres symphoniques, n’avait pas réussi à mettre en valeur les qualités de sa composition. Albrecht en revanche s’est relevé être un véritable magicien de la baguette dont l’étincelle avait atteint l’ensemble des musiciennes et musiciens.
Comme le montre chacun de ses concerts, dans le travail d’Albrecht la transparence et la compréhension qui en résulte ainsi que l’émotion de l’œuvre sont en parfait harmonie.
Le tempo élevé avec lequel Albrecht a commencé le dernier mouvement peut être considéré comme la manière du chef d’orchestre d’interpréter le répertoire austro-allemand qui va de Bruckner, à Strauss en passant par Mahler. A chaque fois qu’il a l’occasion d’agir avec une grande attitude, il ne s’en prive pas, quelles que soient les difficultés que cela peut comporter pour l’orchestre. Que l’OPS soit capable de suivre Albrecht sans réserve montre la qualité exceptionnelle des musiciennes et musiciens.
Le concert d’ouverture de cette saison, qui est en même temps la dernière saison d’Albrecht à Strasbourg, était une prestation du chef d’orchestre et de l’OPS de tout premier ordre: une œuvre d’art symphonique dans une salle de concert.
L´ensemble "Solistes XXI" à l´église St. Pierre le Jeune (c) Philippe Stirnweiss
Le 6 octobre 2010 en l’église St. Pierre le Jeune à Strasbourg on a eu l’occasion d’assister à l’une des premières les plus remarquables de musique contemporaine. Les « Solistes XXI » sous la direction de Rachid Safir ont présenté l’œuvre du compositeur Philippe Leroux « Mon commencement est ma fin ».
Le compositeur a articulé son travail principalement autour d’un motet de Guillaume de Machaut (environ 1300 – 1377). Ce dernier est aussi à l’origine du texte de l’œuvre qui fait linguistiquement référence au rondeau dont la fin rappelle le début. En plus de ce motet, Leroux a utilisé les morceaux de 5 compositeurs et d’autres œuvres écrites par Machaut. Parfois, l’artiste a laissé les originaux inchangés, parfois il les a retravaillés et les a opposés à ses propres compositions. Le résultat était passionnant : Cinq parmi les vint-cinq compositions étaient des œuvres de Leroux, une dizaine d’œuvres retravaillées par lui-même, neuf étaient jouées dans leur version originale. Venait s’y rajouter une improvisation du thème général de Pierre Boragno, que ce dernier a interprété lui-même avec sa cornemuse.
La magie de cette œuvre est justement due à cet entrelacs de différents travaux musicaux. Mais ce n’était pas tout. L’ensemble « Solistes XXI » jouait et chantait de telle façon qu’on avait l’impression que des voix d’anges s’élevaient dans la salle. Ils interprétaient l’amour, la peur, la jouissance et la passion, la folie et l’extase dans toutes ses facettes sonores possibles et imaginables.
D’emblée, au moment où le public entra dans l’église, la diffusion d’une coulisse linguistique laissa présager quelque chose d’inhabituel.
Sans se faire remarquer les chanteuses et chanteurs prirent place les uns après les autres sur les différents bancs d’église. Après un interlude vocal, ils regagnèrent la scène devant le jubé. L’église St. Pierre le Jeune est l’une des rares églises dont a préservé cette particularité architecturale. A l’époque, dans la partie située devant le jubé se réunissait le peuple, la partie à l’arrière étant réservée au clergé. Au 16e siècle, la réforme tridentine qui était une réponse à la réformation, a aboli la fonction du jubé ce qui a eu comme conséquence la destruction de la plupart d’entre eux. Grâce à un éclairage moderne, le jubé de l’église St. Pierre a offert en prime la possibilité de mettre en valeur les morceaux de Leroux: la projection de traînés multicolores sur les belles peintures de la renaissance a enrichi le spectacle d’une dimension optique supplémentaire.
Pendant le premier morceau, les chanteurs ont souligné leur chant avec une gestuelle qui en quelle que sorte traduisait la notation médiévale dans un langage imagé, merveilleusement simple et clair.
Les compositions de Leroux furent annoncées et/ou terminées par une respiration clairement marquée par les chanteurs. C’était une expérience auditive particulière au caractère transcendent qui incitait le public à rester extrêmement silencieux.
La plupart des morceaux avaient en commun une caractéristique récurrente: un glissando montant ou descendant qui, grâce à la pureté et la perfection des voix, était d’une beauté exceptionnelle. La souplesse et les entrées étonnantes des deux voix soprano faisaient tendre l’oreille. Les performances d’Hélène Decarpignies et de Raphaëlle Kennedy étaient remarquables et requérait un savoir-faire exceptionnel: en quelques secondes, l’expression vocale des cantatrices oscillait entre fureur sauvage, chuchotement et harmonie. Mais le contre-ténor Damien Brun, les ténors Laurent David et Stephan Orly, le basse Marc Busnel et le baryton Jean-Cristophe Jacques n’avaient rien à leur envier. Mais la délectation auditive n’aurait jamais atteint un tel paroxysme sans la contribution de Caroline Delume au luth, d’Hager Hanana au violoncelle et au violon ainsi que de Pierre Boragno aux flûtes et à la cornemuse.
Grâce à leur maîtrise de la pratique musicale historique, les musiciens soulignaient efficacement les différentes harmonies, soutenaient parfaitement le rythme. Ils ont permis à la beauté des œuvres originales de s’exprimer totalement et aux nouvelles interprétations lors des différentes performances en solo de prendre tout leur essor.
Un tel résultat ne put être obtenu que grâce à des répétitions intenses. Tous les protagonistes affirment être capables de maintenir pendant une semaine au plus l’exactitude, le charme et la magnificence de la performance à laquelle on a pu assister ce soir-là. Ensuite, il faudrait recommencer à répéter pour rester aussi près de la partition que pendant cette soirée.
Nos contemporains pourraient accuser Leroux d’avoir fait un calcul très simple: pour obtenir les faveurs du public, mettre sa musique en opposition avec la musique historique qui elle flatte l’oreille. Cette remarque est peut-être juste, mais ce calcul s’est avéré juste aussi : mais sa justesse s’est montrée dans un raffinement suprême et en aucun cas dans une forme plate à l’arrière-goût fade.
De plus avec l’aide de Rachid Safir, Leroux a réussi à démontrer que sa propre écriture de composition était claire comme de l’eau de roche.
Quel dommage que ce concert n’ait pas fait l’objet d’un enregistrement.
Qu’il n’y ait pas eu de chauffage ce soir là en l’église St. Pierre le Jeune et que la critique musicale en soit sortie passablement enrhumée ne soit dit qu’en passant. Mais ceci explique qu’elle a manqué par la suite quelques uns des concerts du Festival Musica qui ont suivi, ce qui est impardonnable.
Mais elle se réjouit d’avance à l’idée de l’édition 2011 du festival – la prochaine fois elle prendra les précautions qui s’imposeront.
Le 30e concert joué dans le cadre du Festival Musica était en sorte la suite «logique» du concert n° 28. Ce dernier avait eu lieu la veille et était également entièrement dédié à la jeunesse. «L’institut international de musique de Darmstadt» a présenté le tout jeune «Nadar Ensemble» sous la direction de Daan Janssen. Ce soir-là, le chef d’orchestre était également présenté en tant que compositeur.
Le «Nadar Ensemble» a joué des œuvres récentes écrites par trois compositeurs homme et, enfin par un compositeur du sexe féminin. C’est à peine croyable que les femmes fassent toujours figure d’exception parmi les compositeurs contemporains. Le Festival Musica, comme tous les autres festivals européens, peut être considéré comme représentatif : le festival a présenté les œuvres de 65 compositeurs, parmi lesquels figure une seule femme, Malin Bång.
Dans le passé, le domaine de la composition était un domaine exclusivement masculin. Cela n’a pas besoin d’être démontré. Ce qui est difficilement explicable en revanche, c’est que les choses n’aient pas évolué et que de nos jours les femmes ont toujours autant de mal ne serait-ce qu’à approcher l’équité avec leurs collègues masculins.
«En paysage de nuit» de Daan Janssen ouvre la soirée. C’est un joli morceau qui utilise les sons avec une parcimonie bien étudiée. Une viole d’amour avec sa sonorité chaude et douce s’intègre merveilleusement dans le reste de la coulisse sonore : les instruments jouent leurs parts respectives les unes après les autres avec des transitions particulièrement fluides. Il est rare d’entendre de la musique contemporaine qui plane aussi magistralement, en toute clarté, comme par enchantement. On aimerait entendre bien plus souvent cette œuvre imagée et douce, merveilleusement dirigée par son compositeur. Sa fin, étant suivi par un long et magnifique silence, aurait aussi bien pu être interprétée comme un début.
La démarche de Malin Bång, une jeune suédoise née en 1974, était totalement différente de celle du belge Janssen. Son œuvre «turbid motion» était au sens propre du terme «chargée au turbo». En sus des quelques instruments à cordes et les instruments à vent, il y avait deux percussionnistes équipés de haut-parleurs. La performance de ces derniers était par conséquent «tout en volume»…..
On caressait les cordes du piano et on modifiait les voix et les instruments à l’aide de l’électronique. La sonorité qui en résultait pouvait se situer entre l’agitation sous-jacente et une traque angoissée qu’il fallait écouter les yeux fermés, car il était impossible de déterminer quel instrument ou quelle voix était à l’origine des différents sons. La force de cette impression sonore faisait penser aux coulisses d’une grande ville dans la façon innovante de combiner les sons.
La construction de la composition « In hyper intervals » de l’allemand Johannes Kreidler était des plus exigeantes: les instruments se superposaient en direct aux courts fragments sonores issus de la Pop pour les libérer ensuite. Pendant vingt-deux minutes, l’expérience musicale et la musique commerciale faisaient naitre une cacophonie complémentaire. On eut souvent l’impression que le hasard était aux commandes. Le chef d’orchestre au pupitre avait pourtant fort à faire pour donner les entrées exactes à l’ensemble. Un phénomène intéressant qui prouve que la question du tempo occupe la première place dans des œuvres comme celle-ci.
Kreidler ayant fait des études de philosophie, il traite dans cette œuvre de grandes questions comme celle du problème du copyright et de la liberté artistique. En retravaillant son œuvre, Kreidler réalisera peut-être que ce ne sont pas les longueurs qui rendent son œuvre passionnante.
« Fremdkörper » de Stefan Prins devait clore ce concert. Des haut-parleurs renforçaient chaque instrument: la batterie, la guitare, le violoncelle et la flûte. De plus, toutes les voix étaient déformées à l’aide de l’informatique. Le résultat était un brouillard sonore qui ne permettait plus de distinguer les voix entre elles. Les sons traversaient comme une sorte de bruissement différencié la salle et déterminaient la composition.